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votre rencontre jusqu’à Porto-Torres. J’ai été retenu à Alghero pour une affaire pressante avec mon ami Gambini, et il a voulu venir s’excuser lui-même d’avoir été pour quelque chose dans mon manque de courtoisie.

Je me tournai vers M. Gambini pour le saluer, et sa physionomie, faut-il le dire? me causa une impression peu favorable. On y sentait une sorte de fierté sauvage mal contenue. Ses cheveux tout frisés étaient déjà gris comme sa barbe, et cependant sa taille droite et bien prise, son attitude hautaine, son geste brusque et nerveux, annonçaient une vigueur presque juvénile. J’appris plus tard qu’il avait quarante-huit ans, et qu’il possédait toute une grande région du Campidano, le Monte-Minerva. Il descendait des comtes dont cette montagne porte le nom, et il semblait personnifier toutes leurs passions violentes. Le comte de Minerva, qu’on appelait plus familièrement Gambini, était, comme Gian-Gianu, resté fidèle au costume national : seulement il avait remplacé le collete en peau de cerf par un justaucorps de drap noir, et le bonnet phrygien par un large chapeau de feutre. A sa ceinture, espèce de cartouchière à tubes alignés, était passé un poignard à manche d’ébène, incrusté de nacre, sur lequel était posée sa main fine, sèche et noire. Il portait en bandoulière un assez beau fusil à deux coups.

A peine s’était-il incliné pour me rendre mon salut avec une gravité cérémonieuse qu’il se redressa brusquement, et se mit à courir vers la grève. Un enfant venu de la ferme avec une galette de maïs à la main était aux prises avec un énorme chien de montagne, le propre chien de Gambini, qui avait rompu sa chaîne, quitté la felouque et gagné le rivage à la suite de son maître. Une fois à terre, le chien s’était jeté sur l’enfant et lui avait arraché sa galette, non sans déchirer une de ses pauvres petites mains. C’est à ce moment que Gambini était intervenu entre les deux combattans. Courir sus au vainqueur, qui se coucha terrifié, retirer de sa gueule écumante la galette pour la jeter à l’enfant, lancer ensuite à la mer le chien presque assommé sous quatre ou cinq coups de poing, ce fut l’affaire de quelques secondes; mais le chien n’était pas en humeur de regagner le navire où on l’avait consigné : il se mit à nager dans la direction d’un rocher voisin de la grève. — Riccio! Riccio! criait Gambini d’une voix haletante et rauque en courant le long du rivage. Le chien nageait toujours. Alors Gambini s’arrêta, saisit lestement son fusil, et après un dernier appel en lâcha la détente. Le chien frappé à mort tourna sur lui-même, et plongea dans le flot, qu’on vit bientôt rouge de son sang. Quant à Gambini, il revint vers nous, et du ton le plus calme : — Excusez-moi, dit-il, ces chiens sont d’un naturel si indiscipliné ! — Étrange caractère !