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dans un camp déterminé et lui imposait certaines manières de voir et d’agir : ce tempérament si nerveux et si exquis semblait n’avoir été trempé que pour l’amour.

Nous passâmes trois ou quatre jours à la ferme, les uns chassant, les autres errant et rêvant à travers les solitudes. Le moment approchait cependant où nous devions assister à la noce d’Antonia Paolesu, et un matin nous nous trouvâmes tous prêts à sauter en selle pour courir d’une seule traite à Monteleone. Ce matin-là, je remarquai le costume de Sercomin, un caban gris galonné d’or, de grandes bottes molles à éperons d’argent. L’ombre entrevue dans le jardin de la villa Feralli, près d’Alghero, portait ce costume, et je sentis se réveiller en moi les impressions qui avaient suivi cette rencontre nocturne, mêlées à une vague inquiétude.

Les deux officiers piémontais devaient s’installer avec moi chez Feralli. Sercomin était attendu chez les Paolesu. Deux des frères de la fiancée (elle en avait cinq), avertis d’avance par Feralli, vinrent attendre le Vénitien jusqu’à une heure de Villanova-Monteleone. L’aîné de ces jeunes gens (il pouvait avoir trente-deux ans) me frappa par sa physionomie inquiète et sombre. Les deux frères et Sercomin se saluèrent cérémonieusement sans même se serrer la main. Peut-être y avait-il une antipathie instinctive entre l’aristocratique nature de l’officier vénitien et celle de ces rudes montagnards.

Le surlendemain, jour fixé pour les cérémonies qui devaient précéder la noce, deux jeunes gens vinrent nous prendre chez Feralli de la part de Saturnino Sanarès, le futur d’Antonia. L’habitation de la famille Sanarès était située à quelque distance de la ville, sur le chemin de Villanova au village de Monteleone. C’était une vaste maison rustique bâtie au milieu d’immenses pâturages. La cour était encombrée, lorsque nous y entrâmes, d’une longue file de chars vides, aux roues basses et pleines, alignés le long des murs et attelés de bœufs dont les cornes, polies avec de l’huile et de la cendre et ornées de rubans de toutes couleurs, portaient chacune à la pointe une orange. Jougs et chars étaient pavoises de rameaux de myrte. Au centre de la cour stationnaient une vingtaine de chevaux dont l’un, splendidement harnaché de velours cramoisi, à sonnettes et broderies d’argent, avait la tête empanachée de plumes blanches et rouges et la croupe ornée d’un nœud de rubans orange. Dans la grande salle basse se pressaient les parens et les amis, tous en costume de gala. On n’attendait plus que nous. Le futur, magnifiquement vêtu, vint nous souhaiter la bienvenue. Aussitôt tout le monde passa de la salle dans la cour, et des domestiques amenèrent devant le péristyle une douzaine de chevaux. On nous avait admis,