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reprit-il d’un ton qui coupait court à toute réplique, va-t’en, mon fils, je le veux !

« Il était inutile de résister; je l’embrassai et m’éloignai le cœur navré. A peine entré dans le bois, j’entendis une explosion. Ce fut comme le dernier écho du coup de feu qui avait troublé le silence de la vallée d’Ossano dans la nuit du 19 avril. »

Gian avait cessé de parler, et je n’étais guère moins ému qu’il n’avait dû l’être lui-même en recevant les derniers adieux de Gambini. La nuit était tout à fait venue. Je me sentais envahi par une terreur superstitieuse, et ce fut avec un vrai soulagement que je repris la route de Villanova., Au moment de partir, Gian s’était tourné une dernière fois vers les tombes, et, ôtant son bonnet, il avait fait un signe de croix. Je ne savais trop que penser de mon compagnon de route, ni quelle attitude prendre avec lui. Il m’avait raconté cette terrible histoire avec une émotion profonde, mais comme s’il n’y eût été intéressé que par ses sympathies. Bien qu’il n’eût parlé de lui-même qu’avec la plus grande simplicité, il était évident qu’il portait en lui la sereine conviction d’un grand devoir accompli au prix de douloureux sacrifices. J’admirais comment un préjugé fondé sur la tradition peut détourner de la voie droite des âmes naturellement nobles et généreuses, et malgré moi je sentais en m’interrogeant que je n’aurais aucune répugnance à serrer encore cette main qui avait répandu le sang.

Au reste, Gian-Gianu paraissait triste, mais il avait gardé tout son calme, et je me décidai bien vite à rompre un silence qui semblait n’embarrasser que moi. — N’avez-vous jamais été inquiété depuis la mort de Gambini et des Paolesu?

— Non, me répondit-il. La lettre de Gambini au fiscal détournait de moi tout soupçon. Et puis, comme j’étais l’héritier de Gambini, toute l’influence qu’il exerçait dans le pays avait passé dans mes mains. Les pauvres gens m’aiment, et les carabiniers me saluent. Jamais je n’ai fait volontairement de mal à personne; je n’ai point d’ennemis. Les seuls que m’eût faits le devoir sont morts, et leur famille ne leur suscitera point de vengeurs. On me laisse tranquille.

Il y avait une douleur immense dans ces simples paroles : « on me laisse tranquille, » prononcées par ce jeune homme d’un caractère aimant, et autour de qui la destinée avait fait la solitude.

— Et Beppo? demandai-je.

— Mon oncle Gambini me recommandait dans son testament de lui remettre une somme de cinq mille écus, afin qu’il pût aller vivre ailleurs d’une vie régulière plus en harmonie avec l’âge qui arrivait. Bien des fois déjà, du vivant de Gambini, Beppo avait refusé ses offres de service ; il ne voulait pas accepter davantage son