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peurs pour aller former au zénith des tableaux de nuages, une représentation surnaturelle de la nature.

N’est-ce pas là un excès inévitable? Oui, jusqu’à un certain point cela est inévitable, et même indispensable. Nous ne pouvons concevoir en effet que sous le feu d’une émotion particulière; mais cela prouve seulement qu’à côté de l’imagination il faut un autre travail de l’esprit, un perpétuel examen, une police qui surveille, qui contrôle et qui amende. C’est ce je ne sais quoi qui manque chez M. Michelet. On l’appelle souvent le jugement; cela n’est pas, car le jugement, l’intelligence, ne sont qu’une fonction de l’esprit, et non un mobile. Ce qui manque, c’est l’instinct qui met en jeu notre intelligence, c’est cette crainte de l’erreur et cette crainte du mal qui exercent pour toutes nos tendances l’action d’un pouvoir régulateur et qui nous permettent seules d’arriver à des idées justes, à des sentimens justes, en nous forçant de rectifier incessamment nos impressions isolées pour les mettre peu à peu en accord avec tout ce que nous pouvons savoir et sentir d’autre part.

Avec le dernier ouvrage de M. Michelet, ce défaut d’équilibre n’a fait que s’exagérer. A moins d’une organisation décidément fébrile, il faut une tête bien forte pour supporter une course aussi emportée à travers une brume orageuse où surgissent brusquement d’immenses apparitions, où, au lieu de la terre que nous connaissons, du pays des choses définies, on n’aperçoit plus sous ses pieds que des lueurs flottantes, des taches bizarres, bizarrement éclatantes et tout animées d’une vie fantasmagorique. On respire à peine, et on n’est pas rassuré de s’entendre dire par son guide : Ceci est la France, cela est l’église de ton village, cela est ta maison. On n’ose pas descendre, de peur de mettre le pied sur un nuage et de tomber dans des espaces sans fin. En somme, je ne puis m’empêcher de regretter le passé de M. Michelet, ses années d’études solitaires, presque monacales, avant qu’il fût descendu dans l’arène des partis, ou plutôt qu’on l’y eût porté. La bruyante popularité qui a entouré sa chaire était, il faut l’avouer, une rude épreuve pour notre pauvre humanité. Il l’a mieux traversée sans doute que bien d’autres ne l’auraient fait : il en est sorti intact, sauf peut-être une plus grande assurance, qui l’a entraîné à prendre moins de précautions contre lui-même; mais ce que je déplore, c’est sa lutte contre le clergé, son rôle public d’adversaire du parti religieux. Que les torts n’aient pas été de son côté, il n’importe. Cela ne lui a pas moins laissé une préoccupation qui, j’en ai peur, a beaucoup nui à sa liberté d’esprit. Vers 1854, je crois, en tout cas au moment de reprendre dans son volume de la Renaissance le fil de son histoire, il repassait en revue ses travaux antérieurs, et il ne voyait rien à retirer de ses anciens jugemens sur nos origines et sur la révolution; mais il revenait longuement sur le