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insensée de se payer d’une pareille interprétation; la raison et la psychologie nous disent, comme M. Michelet, que la nature humaine au contraire, avec son égoïsme et sa lâcheté naturelle, était absolument incapable de braver une aussi effroyable perspective. L’homme n’a pu en venir là qu’en sortant de lui-même sous la pression d’une douleur poussée jusqu’à la démence; il n’a pu payer ce prix infernal que pour repaître un besoin de vengeance plus fort que lui, pour assouvir une haine dont la morsure lui était plus impossible à supporter que l’enfer lui-même.

Nous voici au vrai sujet du livre. Le but de l’historien est de dresser l’acte d’accusation du moyen âge, de ressusciter dans leur révoltante laideur toutes ses brutalités et toutes ses ignominies, pour nous les montrer tombant en torrens de boue et de colère dans l’âme des victimes, où elles doivent à la fin enfanter la sorcellerie. C’est ici que la puissance grossissante de son idée fixe donne réellement à l’écrivain une incroyable pénétration. Ses découvertes sont toutes d’un côté : il se peut que la vérité totale soit loin d’y gagner, mais il n’est pas moins constant que l’historien a fait de réelles découvertes, qu’il a exhumé de la poussière des morts entièrement inconnus. Je citerai en particulier ses remarques sur la soif de stérilité, sur la vie des châteaux, sur l’influence des croisades, qui, en excitant l’esprit d’aventures et en révélant à l’Europe les pompes de l’Orient, amenèrent pour le pauvre serf l’âge terrible, l’âge des paiemens en or. Je citerai encore ses observations sur la chronologie de la souffrance morale, « qui n’atteint son apogée que vers saint Louis, Philippe le Bel, spécialement en certaines classes qui, plus que l’ancien serf, sentaient, souffraient. »

Au lieu de raconter, M. Michelet préfère dramatiser. On connaît ses idées sur la femme. « Nature la fait sorcière, c’est le génie propre à son sexe et à son tempérament. Par le retour régulier de l’exaltation, elle est sibylle; par l’amour, elle est magicienne. » Il a fallu la femme pour concevoir la nature, la science, la médecine; il a fallu la sorcière pour enfanter Satan. C’est donc une femme imaginaire que met en scène M. Michelet. C’est le type de la femme du moyen âge, la victime séculaire qui, à force de misère et de désolation, en vient à maudire le fruit de ses entrailles, à crier : Que la mort le prenne! mais qui elle-même, dans le livre de la Sorcière, reste obstinément immortelle, obstinément jeune, pour que l’auteur puisse concentrer sur elle et par là pour qu’il puisse rendre plus palpables, plus diaboliques de réalité, les crimes de trois siècles. La liste, le panorama plutôt, en est long et pénible à contempler. Luxures sauvages, cupidités effrénées, cruautés impitoyables, il embrasse tout : le droit d’épousailles du seigneur, les razzias des célibataires du château au milieu des vassales, la fixité de la condition, qui empêche la victime