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— Monsieur, balbutia-t-il, je vous prie d’agréer toutes mes excuses. Je me rétracte. Je parle ainsi quelquefois au hasard, sous l’influence d’un sentiment tout intérieur, mais qui n’a d’autre valeur que celle que je lui prête. Ce sentiment m’a égaré, je vous l’assure. Vous ne sauriez être ce que j’ai dit, et vous n’avez certes pas tort de me traiter de fou.

— Monsieur, reprit l’étranger en lui serrant le bras, il faudra que vous me fournissiez des preuves de ce que vous avez avancé.

— Mais je vous répète que je n’en ai pas. J’ai cédé à un mouvement irréfléchi. L’intuition, en supposant qu’elle soit donnée à un homme, ce qui est fort rare, n’est point une preuve. J’ignorais même que vous fussiez marié. Vous n’êtes pas M. Lannoy, j’y consens. J’ai mes raisons de penser autrement que vous à ce sujet; mais je n’ai ni le désir, ni le droit de vous imposer mes croyances. Je vous accorde tout ce que vous voudrez.

La façon singulière dont Roger rétractait ses paroles, dont il affirmait et niait en même temps ce qu’il avait dit, exaspéra l’inconnu.

— Monsieur, répliqua-t-il, je ne supporte pas plus une mauvaise plaisanterie qu’une insulte. Vous me rendrez raison.

— Monsieur! fit encore Roger.

— Seriez-vous un lâche?

Roger ne s’émut point de cette supposition comme il s’était ému de la qualification de fou. Il se frappa le front et repartit avec une assez grande exaltation :

— Soit! nous nous battrons. Tout sera peut-être pour le mieux ainsi.

— A quel endroit vous enverrai-je mes témoins?

— A l’hôtel d’Anjou, où je demeure, rue Louis-le-Grand.

— A quelle heure ?

— A sept heures ce soir, si cela vous convient.

Les deux hommes se saluèrent, et Roger, qui n’avait point songé à demander le nom de son adversaire, s’achemina vers les Champs-Elysées. Il ne regardait plus avec curiosité autour de lui; il allait rapidement, les mains dans ses poches, la tête baissée. Son exaltation d’un instant était tombée. L’apparition de cet homme, qui ressemblait d’une manière si frappante à M. Lannoy, l’avait en quelque sorte foudroyé. Sans doute une aventure sanglante où il avait été acteur, qu’il avait oubliée, ou plutôt dont il n’osait pas se souvenir, se dressait devant lui. Cette aventure, on peut l’évoquer facilement par la pensée. Dans les mots injurieux qu’il avait adressés à l’inconnu, dans cet homme qu’il lui avait reproché d’avoir tué, dans la façon misérable dont, selon lui, le meurtrier lui-même était mort, il y avait la faute d’une femme, la vengeance d’un mari, les