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Le passé de l’un est le présent de l’autre. Mais notre destinée, après tout, ne dépend-elle pas de notre façon de nous déterminer et d’agir selon les circonstances de la vie, et ces circonstances, ne les créons-nous pas souvent nous-mêmes par des actes antérieurs émanant de notre volonté et de nos passions? Comment s’étonner alors que le vivant, devenu semblable au mort par le corps et par l’âme, sentant, se déterminant, agissant comme ce devancier, rencontre le même sort que lui? — Voici d’ailleurs mon histoire. Elle vous fera comprendre mieux que d’abstraites théories mon système et ses corollaires.

Sauf ce ton convaincu et légèrement emphatique du savant qui proclame ce qu’il croit être la vérité, Roger venait de s’exprimer avec calme. Dès lors, comme si à tous égards il eût eu hâte d’en finir, il reprit d’une voix moins haute, émue, assez rapide : — J’avais autrefois un ami intime. Nous avions été élevés ensemble, nous débutâmes ensemble dans le monde; mais tandis que je me faisais médecin, il ne choisit aucune carrière. Il avait une belle fortune, et s’abandonna avec la fougue de son âge à la dissipation et aux plaisirs. Toutefois ces plaisirs étaient toujours élégans et dignes de lui. Mon ami avait un esprit original, beaucoup de fierté, une intelligence vive, un caractère sincère et loyal. Au bout de quelques années, cette existence si vide l’ennuya d’abord, puis lui pesa. Il lui semblait qu’elle ne valait pas la peine d’être continuée, et il en vint par degrés à un extrême désenchantement. Je le revois bien avec ses cheveux qu’il portait longs, ses yeux noirs, pâle, un peu fatigué. Son sourire était mélancolique et railleur. Il allait au hasard devant lui, mécontent de son passé, ne croyant pas à l’avenir. À cette période de scepticisme, de découragement et de doute, il avait vingt-huit ans.

Depuis que Roger avait commencé son récit, Clémentine l’écoutait avec attention. — Mais, dit-elle, Ernest était ainsi. C’est son portrait que vous faites-là.

— Non, répondit Roger comme plongé dans ses souvenirs, c’est celui de Martial. La femme qu’il aimerait devait bientôt se trouver sur son chemin. Cette femme était toute jeune. Elle avait au plus vingt-deux ans. Son mari était un homme beaucoup plus âgé qu’elle, très sévère, dont elle avait toujours eu peur. Aussi y avait-il dans toute sa personne quelque chose de craintif et de contraint. La langueur de ses yeux bleus, ombragés de longs cils, était touchante. Son aspect était celui de l’enfant qui n’est point aimé et qui a froid même au soleil. Dès la première fois qu’il la vit, Martial fut remué jusqu’au fond du cœur. Il vécut soudain par l’affection, par le dévouement, par la protection, ces nobles besoins de la nature humaine