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justice. Le magistrat chargé de l’instruction de l’affaire, et qui se trouva être un ami d’Ernest, accepta et propagea même la version du jeune homme au sujet de l’arrivée du mari et de sa fin tragique. L’on put croire que M. de Pernon rejoignait à dîner sa femme et Ernest, lorsque Roger, qui depuis sa querelle du matin l’avait suivi à la piste, était tout à coup sûr venu et avait été pris d’un accès de fièvre chaude. La nouvelle se répandit d’un malheur bien plus que d’un scandale. Ernest et Clémentine n’en furent pas moins séparés : il y avait entre eux le sang de M. de Pernon. Clémentine se retira en province, dans sa famille; Ernest voyagea. Roger, après quelques jours d’égarement furieux, revint à son état habituel de folie lucide. Aujourd’hui plus que jamais il s’imagine être un profond philosophe, ayant prouvé par sa métempsycose nouvelle l’immortalité raisonnée de l’âme. Cette seconde aventure où il a joué un rôle sanglant se confond dans son esprit avec la première. A la suite de l’une comme à la suite de l’autre, n’a-t-il point été fou? et aussitôt guéri, n’a-t-il pas repris ses études? La mort même de M. de Pernon n’est point pour lui un remords. Depuis que le médecin qui l’avait autrefois soigné, son ami et son maître, lui avait transmis en mourant, ainsi qu’il le croyait, par la fusion de son âme avec la sienne, ses aptitudes psychologiques et sa science acquise, Roger, on le sait, était persuadé qu’il avait dépouillé le vieil homme et revêtu un homme tout nouveau. Son existence pour lui s’était partagée en deux parties : la première avait appartenu à un Roger jeune, impétueux, aveugle; la seconde était le lot d’un Roger dont les yeux s’étaient enfin ouverts à la lumière et entièrement voué à la science. C’était le premier Roger qui avait commis le meurtre; le second n’avait à s’en préoccuper que comme d’une erreur de jeunesse, à un point de vue purement spéculatif. Tout au plus, à de certains intervalles, lui est-il désagréable de parler de cet accident. De vagues souvenirs en effet le portent alors à penser que M. Lannoy, tué d’un coup de couteau, a également succombé dans son fit à une longue maladie. Roger ne s’explique pas que le même homme ait pu mourir de deux façons différentes. C’est là une légère infraction à son système de la transmigration des âmes et des destinées semblables, qu’il voudrait dans la pratique aussi absolu et aussi complet qu’en théorie.


HENRI RIVIERE.