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à ce temps-là les meilleurs et peut-être les premiers bons ouvrages en ce genre que la France ait produits ; mais il s’est formé en toute matière une école qu’on peut appeler historique. C’est par l’histoire que la philosophie a été renouvelée, et contre l’exemple de Descartes, de Kant, de Reid, l’analyse et la chronologie des systèmes sont devenues la source où une savante critique s’est promis de puiser la vérité. Il nous siérait mal assurément d’élever le drapeau d’une révolte tardive contre les maîtres qui ont illustré, qui ont enchanté la France pendant le premier tiers de ce siècle. Nous croyons encore qu’en toutes choses il est aussi imprudent de bannir du savoir humain l’étude des faits que l’analyse des idées. C’est une science étroite et hasardeuse que celle qui mutile son objet en séparant les réalités des abstractions, et ce n’est que d’un rapprochement méthodique des produits des temps divers avec ce qui est de tous les temps que peut jaillir la vérité tout entière. La vie du monde et celle de l’humanité manifestent la nature du monde et de l’humanité, et ce qui a été était gros de ce qui est. Lors même que l’art de dégager la raison du sein des erreurs et d’extraire le vrai du faux devrait s’appeler éclectisme, il ne faudrait pas pour cela proscrire le seul moyen de ne rien omettre des données d’une science légitime, et nous ne sommes pas d’humeur à nier que la raison soit la faculté du choix. Cependant, comme tout a ses périls et que l’abus des meilleures choses est fort du goût de l’humanité, il faut bien avouer que l’esprit de l’école historique peut, en se montrant exclusif, porter atteinte au véritable esprit philosophique, et qu’ils sont peut-être empreints d’une sagacité prophétique ces mots de Mme de Staël que M. Sainte-Beuve a retrouvés le premier : « Le XVIIIe siècle, écrivait-elle au commencement de celui-ci, énonçait les principes d’une manière trop absolue ; peut-être le XIXe commentera-t-il les faits avec trop de soumission. L’un croyait à une nature des choses, l’autre ne croira qu’à des circonstances. L’un voulait commander l’avenir ; l’autre se borne à connaître les hommes. »

Une confiance excessive dans les idées est recueil de l’esprit philosophique ; un respect exagéré pour les faits est le péril de l’esprit historique. Lorsque toutes les forces de l’attention, toutes les ressources de la sagacité sont consacrées à constater, distinguer, comparer, caractériser toutes les manifestations de l’activité humaine, il faut, pour ce dénombrement et cette explication, un tel travail et un tel savoir qu’on est peu tenté d’aller plus loin ou plus haut, et comme rien n’arrive sans cause, comme il y a des raisons pour tout, en découvrant la génération et le lien des événemens, on les motive ; en les motivant, on les justifie, au moins pour l’intelligence.