Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 43.djvu/846

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Salammbô, — caractérisent avec une singulière netteté les deux périodes que le faux réalisme était condamné à parcourir. Vulgarité, bizarrerie, tels étaient les écueils où il devait tôt ou tard se heurter. Au moment où j’achevais la lecture de Salammbô, — comment, me disais-je, un homme d’esprit et de talent a-t-il pu se tromper de la sorte ? — Et remontant à l’origine du système que revendique l’auteur, suivant l’altération des principes de Goethe chez ses maladroits disciples, je m’expliquais l’enchaînement de méprises qui a poussé M. Gustave Flaubert à de pareilles inventions. Subissant des influences contraires à celles qui auraient pu vraiment féconder le réalisme, il a été conduit d’abord, en dépit de son talent, à écrire un déplorable livre. On sait le succès de scandale obtenu, il y a cinq ans, par Madame Bovary. Or l’immoralité de Madame Bovary n’est peut-être point, comme on l’a cru, dans telle ou telle scène qu’un coup de ciseau pouvait faire disparaître ; elle est plutôt dans le système de l’écrivain, dans son indifférence hautement affichée, dans cet art égoïste qui se croit dispensé de tout sentiment humain lorsqu’il a dit : « Je suis le réalisme. » Le bien et le mal, les entraînemens et les résistances, le dévergondage et le repentir, il décrit tout du même ton, avec une impartialité glaciale. Il se tient systématiquement en dehors de son œuvre. Il est dédaigneux, hautain, sans entrailles. On dirait par instans qu’il s’intéresse à la malheureuse créature dont il raconte la vie et la mort ; on dirait qu’il la plaint et veut la faire excuser. N’est-elle pas victime, la pauvre femme, de sa curiosité d’Eve, de ses instincts d’élégance, de ses aspirations continuelles à des sphères plus élevées, de la vulgarité immorale et niaise de son mari, de la stupidité du prêtre à qui elle demande secours contre ses mauvais penchans ? Non, regardez-y de plus près, l’auteur est impassible. Diderot, un des pères de cette littérature malsaine, avait des élans de cœur qui rachetaient bien des misères. Dans l’épisode de Mme de La Pommeraie, quand le héros se domine assez lui-même pour pardonner le plus odieux des outrages, on oublie les souillures du livre où se rencontre une telle histoire, et un excellent critique, M. Vinet, n’hésite pas à dire que ces dernières pages sont sublimes. Rien de pareil dans les études de M. Flaubert. Ce n’est pas de la psychologie, c’est de la physiologie. Il dissèque et froidement étale ses dissections. Voici les os, les muscles, les nerfs ; de ce côté-ci est le cerveau, de l’autre le viscère du cœur. Un mouvement de l’âme de son héroïne n’a pas plus d’importance à ses yeux qu’une crise purement physique. Ce qu’il y a de plus élevé dans la nature humaine et ce qu’il y a de plus bas, le réel et l’idéal, tout est confondu pêle-mêle. La promiscuité des idées ne saurait aller plus loin. Si la pécheresse, au bord de la tombe, demande sa consolation et sa force au plus mystérieux sacrement de