Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 43.djvu/848

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

serrée du récit ; il a un dessein qu’il déroule, un but qu’il poursuit, et alors même qu’il se perd trop longtemps au détail des choses communes, il a le triste mérite de ne point ignorer où il va. Cette conception logique, cette vigueur de trait, qualités si rares parmi les coryphées de la littérature courante, ne pouvaient manquer de produire quelque impression ; des juges assez peu sensibles d’ordinaire à certaines qualités de la forme ont été éblouis de cette rencontre en plein roman réaliste, et un hégélien fort sceptique sur les vérités les plus claires a déclaré sans hésiter que Madame Bovary était une œuvre classique. Ces surprises de la justice littéraire ne devaient pas se prolonger longtemps ; elles tenaient surtout à la faiblesse des œuvres qui entouraient le roman de M. Flaubert. Détachez un instant Madame Bovary du milieu où elle s’est produite, détachez-la de cette littérature d’imagination où, à part quelques exceptions éclatantes, on voit la nullité prétentieuse occupée à se battre les flancs, vous verrez quelles défaillances dans cette prétendue force et quelles taches dans ce soleil. Battre le briquet sur son cœur sera peu apprécié, j’imagine, en dehors du cercle de Cathos et de Madelon. On ne goûtera pas davantage, à moins d’une préparation spéciale, les sommets du sentiment étincelant sous sa pensée. Et que dites-vous de phrases comme celle-ci : « Il semblait perdu dans un de ces bonheurs complets, n’appartenant sans doute qu’aux occupations médiocres, qui amusent l’intelligence par des difficultés faciles et l’assouvissent en une réalisation au-delà de laquelle il n’y a pas à rêver ? » N’importe ; ces exemples de galimatias sont rares, et c’est le style encore, malgré ses défauts, qui forme le meilleur titre peut-être de ce roman. Est-il assez fort pour soutenir l’intérêt au-delà d’une première lecture ? A-t-il assez de valeur pour sauver le fond ? Je ne le pense pas, et M. Flaubert, j’en suis sûr, aiguillonné par ce sentiment d’artiste qu’il est impossible de méconnaître en lui, ne le pense pas davantage. Voilà pourquoi sans doute il a composé Salammbô.

Ce n’est pas assez d’écrire pour apprendre à écrire, il faut encore interroger le public. Après l’impression produite par Madame Bovary, M. Flaubert se connaissait mieux lui-même et savait mieux son métier : or il pouvait se dire avec raison qu’il valait plus que son succès. N’était-ce pas les scènes fâcheuses de son livre qui lui avaient gagné les trois quarts de ses admirateurs ? Pour un petit nombre de gens d’esprit que l’art seul avait touchés, combien de suffrages peu dignes d’envie ! L’école qui semblait se former à la suite de ce scandale devait répugner aussi à une âme quelque peu fière. Les romans que suscita presque aussitôt le triomphe de Madame Bovary (on me dispensera de les nommer) infligeaient à l’auteur la plus cruelle des punitions. Nous aimons donc à croire que