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Movers ? a-t-il lu l’article Carthage rédigé par Gesenius pour l’encyclopédie d’Ersch et Gruber ? Ce qui est certain, c’est qu’il a des idées exactes de certaines divinités carthaginoises. Sa déesse Tanit, son Eschmoùn, son Moloch, au moins dans leurs traits généraux, n’ont rien de contraire aux résultats de la science. Je ne sais si les dévots de Carthage pouvaient dire à Tanit, comme la Salammbô de M. Flaubert en ses mystiques litanies : « Selon que tu crois et décroîs, s’allongent ou se rapetissent les yeux des chats ; » mais je sais, grâce aux travaux de Movers, qu’elle était bien la déesse de la lune, la reine des astres, la dominatrice des étoiles ; c’est à ce titre, Hérodien nous l’apprend, qu’elle fut mariée dans Rome même, et en grande pompe, sous les auspices de l’empereur Héliogabale, avec le dieu du soleil apporté de la Syrie. Je trouve peu intéressant de savoir si Moloch était servi par des prêtres en manteau rouge, s’il était célébré en d’horribles concerts où « grinçaient, sifflaient, tonnaient les scheminith à huit cordes, les kinnor, qui en avaient dix, et les nebal, qui en avaient douze ; » mais je sais, toujours d’après les preuves établies par nos maîtres, que le dieu d’airain, à de certains jours, se nourrissait de la chair des enfans, que les plus puissantes familles étaient obligées de lui apporter leur tribut, que le feu de ses entrailles rugissait sur la place publique, et que le monstre, agitant ses longs bras, précipitait lui-même dans le gouffre ses innocentes victimes. A propos de ce Moloch, on a reproché à M. Flaubert d’avoir oublié l’humanité de Gélon, tyran de Syracuse, lequel, vainqueur des Carthaginois en Sicile le jour même où Thémistocle détruisait la flotte des Perses à Salamine, avait épargné les vaincus en leur imposant la seule condition de renoncer au sacrifice des enfans ; il est trop certain pourtant que l’horrible culte ne tarda point à reparaître. Ces traditions barbares avaient de telles racines chez les Phéniciens de la terre africaine que, trois siècles après la destruction de la ville, quand la nouvelle Carthage fut rebâtie par Auguste, on vit revenir les prêtres de Moloch. « En Afrique, dit Tertullien, on immolait publiquement des enfans à Saturne jusqu’au proconsulat de Tibère. » Tertullien ajoute que le magistrat romain fit crucifier les sacrificateurs sur les arbres qui protégeaient ce culte infâme, et il s’écrie : « J’en prends à témoins les soldats de mon pays qui exécutèrent les ordres du proconsul. Et cependant aujourd’hui même, en secret, dans l’ombre, ils sont pratiqués encore, ces sacrifices exécrables[1] ! »

Il y a donc bien des parcelles de vérité dans la Carthage de M. Flaubert ; qu’est-ce que cela toutefois au milieu de ce gigantes-

  1. Voyez Tertullien, Apologétique, chap. VIII.