Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 43.djvu/855

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Voilà toute une part de la réalité qui fait défaut dans cette restauration de Carthage ; quant aux choses que M. Flaubert invente et qui doivent combler aux yeux des lecteurs les lacunes de son savoir, je renonce à les énumérer. Quelquefois, aux jours de fêtes publiques, on dresse des murailles de carton pour masquer les vides des monumens inachevés ; ici la ligne de ces murailles s’étend d’un bout de Carthage à l’autre. Il faudrait emprunter des exemples à chaque page du récit. Depuis le suffète-de-la-mer et l’annonciateur-des-lunes jusqu’aux mangeurs-de-choses-immondes et aux buveurs-de-jusquiame, depuis le palais d’Hamilcar et ses splendeurs éblouissantes jusqu’à ces cabanes de fange et de varech où logent, on ne sait pourquoi, des chasseurs-de-porc-épic, il faudrait signaler tous les personnages absurdes et tous les monumens impossibles que l’auteur a entassés dans son œuvre.

Alors même que M. Flaubert s’appuie sur des documens authentiques, il les défigure par l’emploi qu’il en fait. Vous avez lu au quatrième livre d’Hérodote la description des peuples de la Lybie ; la reconnaissez-vous lorsque l’auteur de Salammbô met en scène « les Voraces qui emportent de la neige dans des sacs de toile, » ou bien « les hideux Auséens qui mangent des sauterelles, les Achyrmachides qui mangent des poux, et les Gysantes, peints de vermillon, qui mangent des singes ? » L’historien était naïf, le romancier a l’air de se jouer un peu du lecteur. Il se pourrait d’ailleurs que chaque détail fût vrai en lui-même et l’ensemble absolument faux. Ces traits empruntés à des écrivains que sépare un long intervalle de siècles, ces traits disséminés, sans lien, sans cohésion vivante, qui se rencontrent celui-ci chez Hérodote, celui-là chez Pline, l’un chez Sanchoniaton, l’autre chez Ammien Marcellin, pense-t-on qu’on puisse les réunir violemment sans produire autre chose qu’un monstre ? S’essayant à relier tout cela, l’imagination du conteur est parfois ingénieuse, le plus souvent elle est folle. Ainsi, après une description bien étudiée des machines de guerre dans le monde antique, M. Flaubert ajoute ce détail au sujet des ravages que causent les catapultes : « Dans la rue de Kinisdo, une femme qui accouchait fut écrasée par un bloc de marbre, et son enfant avec le lit emporté jusqu’au carrefour de Cinasyn, où l’on retrouva la couverture. » Admirable exactitude ! Et comment les objections tiendraient-elles devant cette couverture retrouvée ? Presque toujours, comme ici, le point de départ est juste, et l’arrangement, l’explication, l’amplification viennent tout détruire. Quand il décrit les richesses d’Hamilcar, on ne saurait méconnaître l’ardeur du peintre dans les efforts de sa fantaisie ; il a des traits énergiques, des choses hardiment devinées. Bientôt cependant, soit élan volontaire, soit impuissance de se diriger, il dépasse le but. Galeries, couloirs, caveaux, s’al-