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cable analyse du peintre, c’est l’âne du suffète, sans doute parce que l’auteur s’est rappelé les vers de Marie-Joseph Chénier :

Un âne sous les yeux de cet homme d’esprit
Ne peut passer tranquille et sans être décrit[1].

L’âne a passé tranquille, félicitons le suffète. L’auteur n’échappe pas cependant à l’ironie de Chénier ; relisez les sarcasmes dont le satirique accablait l’école de Delille, vous verrez qu’ils tombent avec la même force sur l’auteur de Salammbô. Le style le sauve, dira-t-on ; eh ! sans doute, le style est d’un artiste, et je ne compare pas M. Flaubert au versificateur de la Navigation. On peut se demander seulement si M. Flaubert, il y a soixante ans, n’eût pas décrit Carthage dans le style d’Esménard, au lieu de la décrire dans le style de M. Théophile Gautier. Il faut distinguer chez tout écrivain le mérite du temps où il vit et les dispositions d’esprit qui lui sont propres ; ne soyons pas trop fiers de ce qui n’est qu’une affaire de date, et préoccupons-nous un peu de ce qui nous appartient. Il y a bien des lacunes, volontaires ou non, dans la langue éclatante et nombreuse de M. Flaubert. Son style est ferme, coloré, plein de ressources ; il manque pourtant de souplesse. Il a de fières allures, jamais de poétiques élans. On sent que la pensée n’est pas de force à le soutenir dans les hauteurs. Quelquefois, après un grand effort, il s’affaisse tout à coup. Ainsi, dans sa hideuse et inutile description de la lèpre qui ronge le suffète Hannon, quand du pinceau le plus espagnol il a peint les ulcères du patient, il ne trouve pour terminer ces pages dégoûtantes d’autre trait que celui-ci : « La maladie s’était considérablement augmentée. » La simplicité, dans cette langue sans mesure, confine souvent à la platitude comme l’élévation à l’emphase. On a relevé avec raison l’épithète « énorme » appliquée au mot « silence. » Nous n’avons pas la prétention d’apprendre à M. Flaubert pourquoi les qualités morales, par une transposition naturelle, peuvent convenir au silence, pourquoi on peut aussi le placer, comme dirait Kant, sous les catégories du temps et de l’espace, pourquoi l’on dit dans toutes les langues du monde un silence triste, doux, lugubre, effrayant, paisible, solennel, ou bien un long silence, un éternel silence, et pourquoi enfin, même dans le patois le plus barbare, un silence énorme est impossible ; rompu à tous les manèges du style, M. Flaubert sait cela mieux que nous : ses fautes de français sont des fautes volontaires. Si je m’arrête à ce

  1. Je modifie légèrement le premier vers pour l’appliquer à mon sujet. Il y a dans le texte, par allusion à l’exil volontaire de Delille sous le directoire : Sous les yeux de ce rimeur proscrit.