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POLYGNOTE

Je suppose qu’un souverain appelle un peintre vraiment digne de porter ce nom et qu’il lui dise : « Vous êtes l’arbitre de votre destinée. Tout ce qu’un artiste peut souhaiter, nous vous l’offrons. Vous serez riche afin de ne dépendre de personne, puissant afin de ne point rencontrer d’obstacles, honoré afin de sentir l’aiguillon salutaire, de l’orgueil. L’Europe vous est ouverte. Chez quelque peuple que vous vous arrêtiez, vous serez accueilli avec reconnaissance, parce que vous ne recevrez point de salaire et parce que vos œuvres seront réputées le plus magnifique des présens. Vous désignerez les monumens qu’il vous plaira de couvrir de peintures. Les sujets seront de votre choix. Vous n’aurez d’autre surveillant que vous-même, d’autre guide que l’opinion, d’autre juge que la postérité. » — Évidemment le peintre, après s’être incliné, répondrait qu’un tel rêve est trop beau, que l’Europe ne ressemble pas au royaume fantastique des Mille et une Nuits, et il se demanderait avec inquiétude si le souverain n’a pas voulu se jouer de sa crédulité.

Telle est pourtant l’histoire exacte du peintre Polygnote. Ce qui paraît une chimère dans notre société à la fois compliquée et positive a été une réalité dans la société grecque, dont l’organisme aisé laissait tant de place à la liberté et à la poésie. Pour nous, l’idéal n’est qu’un mot ; chez les Grecs, l’idéal passait dans la vie, parce qu’ils savaient tout simplifier, même le bonheur. Se proposer un noble but, le poursuivre, en souriant, n’être ni le maître des circonstances, ni leur jouet, mais imiter le nageur habile qui se laisse porter par les vagues ou les traverse, accepter les plaisirs et chercher la gloire, posséder la richesse et la mépriser, être sans faste, mais aimer le beau avec passion, et par la beauté atteindre à la grandeur, voilà le secret de certaines existences heureuses dans l’antiquité, si heureuses que nous sommes enclins à les traiter de romans. En étudiant la carrière de Polygnote, on verra cependant