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qu’elle s’enchaîne naturellement et qu’elle est d’un exemple solide ? on admirera un caractère à la hauteur du talent, et tous les deux au-dessus de la fortune ; on apprendra comment se soutient la dignité de l’art et comment des œuvres faites pour charmer peuvent exercer sur les âmes une action morale qu’enviaient les philosophes.


I

Au commencement du VIe siècle avant l’ère chrétienne, et à la fin des guerres médiques, vivait à Thasos un peintre nommé Aglaophon. Ce peintre avait deux fils auxquels il enseignait son art : l’un s’appelait Aristophon, l’autre Polygnote. L’art était facilement héréditaire à ces époques reculées, parce qu’il était un métier plus qu’une vocation. C’est ainsi qu’à Samos Théodore apprend de son père Rhœcos à fondre des statues ; c’est ainsi qu’à Chio les sculpteurs Mêlas, Micciadès, Anthermos et Bupalos appartiennent à la même famille.

Thasos est une île de la mer Egée, voisine des côtes de la Thrace ; une galère montée par de bons rameurs se rendait à Amphipolis en moins d’une demi-journée. L’île compte à peine quelques lieues carrées, mais la surface en est accrue par les soulèvemens du sol, On y voit des montagnes de trois mille pieds d’élévation, et par conséquent des vallées profondes qui étaient fertiles dans l’antiquité. Le blé y était abondant, puisqu’on appelait Thasos la Plage de Cérès, les vins renommés, puisque Bacchus était le protecteur du pays et figurait couronné de lierre sur les monnaies de la ville. De hautes forêts couvraient les sommets non cultivés. Les montagnes cachaient dans leurs flânes, disait-on, de l’or, des améthystes et des opales. Aussi les Phéniciens, ces navigateurs habiles à découvrir les métaux et les matières précieuses, avaient-ils eu un comptoir à Thasos avant que les Grecs ne fussent assez forts pour les refouler vers le sud de la Méditerranée ; mais la principale source de richesse pour les thasiens, ce furent leurs possessions sur les côtes de la Thrace. Ils s’étaient emparés de Skapté-Hylé, de Galepsos, de Strymé, d’OEsyma, de Cranidès, où ils exploitaient autant de mines d’or. Les avantages qu’ils tiraient de cette exploitation étaient tels qu’ils évaluaient leurs revenus publics à 300 talens. Or les revenus réguliers d’Athènes avant la guerre du Péloponèse n’étaient que de 400 talens. Tant d’opulence appela le luxe : le luxe le plus noble à cette époque, c’était la peinture. L’architecture était un art de nécessité, la sculpture n’était pas moins utile à des peuples polythéistes qui voulaient des dieux à leur image, tandis que la peinture, née la dernière, encore à son enfance, n’était qu’un plaisir rare et magnifique.