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manquaient pas dans le cortège impérial, ceux-là étaient si convaincus de la vanité de toute résistance contre la force du courant et la volonté du pilote, qu’ils s’en abstenaient avec tristesse, se contentant de garder l’indépendance de leur pensée et de sauver leur propre honneur.

L’abdication était telle que lorsque, à la fin de 1813, quelques voix essayèrent, dans le corps législatif, d’exprimer les inquiétudes et les vœux de la France, la stupéfaction fut générale : soit qu’on approuvât ou qu’on s’indignât, on s’étonnait, on doutait, on avait peine à croire à tant d’audace. J’ai connu les cinq hommes qui consentirent à être les organes de cette patriotique tentative, M. Laisné, MM. Raynouard, Maine de Biran, Gallois, M. Flaugergues; c’étaient des esprits essentiellement modérés, étrangers à tout emportement de passion, à tout dessein de faction, honnêtes jusqu’au scrupule, et bien plutôt timides que téméraires. Leur acte même et leur langage, dans la circonstance qui les mit en lumière, furent très réservés et modestes, fort au-dessous de ce que permettait, même alors, le droit constitutionnel du corps politique au nom duquel ils parlaient et de ce que provoquait la situation de la France; mais cette lueur de vérité, ce léger frisson de liberté frappèrent le public comme un grand coup d’opposition et le monde impérial comme le début d’une trahison. Tout ne devait-il pas être oublié, tous ne devaient-ils pas se taire devant le péril de l’empire? L’empire n’était-il pas la révolulution française triomphante? L’égalité, ce premier principe de la révolution, ne régnait-elle pas au sein de l’empire? L’intérêt suprême de la France n’était-il pas de défendre ensemble et à tout prix l’empire et la révolution?

C’est l’illusion commune des hommes qui ont longtemps et fortement possédé le pouvoir d’en venir à le regarder Comme leur droit et leur bien propre, oubliant dans quel intérêt public, dans quelles limites ils l’ont acquis ou reçu. Ils oublient aussi que, dans les grands drames de l’histoire, les acteurs, même les plus grands, ont leur rôle et leur temps marqués, et que, s’ils les dépassent, s’ils s’obstinent à occuper la scène contre le sens et le cours général du drame, ils sont bientôt et justement écartés du théâtre. La mission évidente de Napoléon avait été de réagir, au nom et au profit de la révolution française, contre ses erreurs et ses excès, d’établir l’ordre au sein de la nouvelle société française, et de lui faire prendre au dedans sa forme régulière, au dehors sa place acceptée de l’Europe. Il accomplit cette œuvre avec génie et succès, et quoique, même dans son meilleur temps, des esprits clairvoyans et exigeans pussent entrevoir sa pente à pousser sa force bien au-delà de sa mission, la France lui porta longtemps une admiration confiante, et l’Europe une reconnaissance résignée à payer cher le service qu’il