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— Non, c’est vrai, pensai-je, Ilinka est un pleurnicheur,… et Seriosha, lui, est un garçon,… un vrai garçon.

Tout en accablant ainsi, dans mon for intérieur, le malheureux Ilinka, je ne me rendais pas compte que le pauvre enfant souffrait moins encore de la torture physique à laquelle nous l’avions mis que de voir cinq enfans, — auxquels peut-être il portait de l’amitié, — se liguer, sans rime ni raison, d’abord pour lui faire mal, ensuite pour l’accabler de mépris.

Quant à moi, je ne pouvais m’expliquer ma cruauté. J’étais si compatissant d’ordinaire pour les animaux que je voyais souffrir ! Était-il bien possible que cette disposition naturelle fût paralysée en moi par ma prédilection pour Seriosha et le désir de mériter son estime en me montrant énergique comme lui ? — Méprisable tendresse et méprisable désir après tout !


V.

Certains préparatifs, certain remue-ménage, mais surtout l’arrivée des musiciens, — que le prince Ivan n’aurait pas envoyés pour si peu, — annonçaient qu’il y aurait une réunion chez ma grand’mère le soir de sa fête. Aussi, dès que j’entendais dans la rue le roulement d’une voiture, je courais derrière les vitres, et, la main au-dessus des yeux, je regardais si elle ne s’arrêtait pas devant l’hôtel. À la première que j’entendis faire halte, je m’élançai, croyant bien aller au-devant des Ivins ; mais au lieu d’eux je trouvai, derrière le valet qui ouvrait la porte, deux figures féminines : l’une grande, en manteau bleu bordé de martre ; l’autre petite, enroulée dans un grand châle vert d’où l’on voyait sortir deux petits pieds chaussés de bottines fourrées. Sans prendre aucunement garde à moi, bien que je me fusse avancé pour leur faire ma révérence, la petite personne alla s’installer silencieusement devant la grande. Celle-ci dénoua le châle, déboutonna le manteau, enleva les bottines fourrées, et de cette coque de chrysalide sortit une charmante fillette de douze ans, en courte robe de mousseline, pantalons blancs et jolies bottines de satin noir. Un étroit ruban de velours noir lui servait de cravate et de collier. Sa merveilleuse chevelure bouclée encadrait si bien par devant son frais visage, et par derrière son cou nu, ses épaules nues, que Karl Ivanitch lui-même n’aurait pu me faire accepter, pour cause efficiente de toute cette poésie flottante et dorée, des papillotes taillées dans un numéro de la Gazette de Moscou, et passées ensuite entre les deux spatules d’un fer chaud. Selon moi, cette enfant avait dû naître toute bouclée. Elle avait de grands yeux demi-voilés, qui contrastaient avec sa bouche mignonne et un regard sérieux auquel le sourire semblait étranger :