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peu plus de vin de Champagne qu’il n’eût été à propos. J’osai bien prier Mme Valachin, au moment où elle emmenait sa fille, de « nous accorder encore une demi-heure. » Sonitshka insista de son côté. On dansait précisément le grossvater[1]. Mme Valachin céda, et de son autorité privée me constitua le cavalier de sa fille. Nous rentrâmes en bondissant au salon, où je me permis, durant un quart d’heure, toutes les folies imaginables, jusqu’à imiter le trot du cheval et l’attitude que prend un mouton pour faire tête à un chien qui le tourmente. Sonitshka semblait trouver tout ceci du meilleur goût, et j’allais, m’exaltant toujours, m’attirer quelque rebuffade, lorsqu’on passant devant une glace, dans le boudoir de grand’mère, je me vis en nage, les cheveux en désordre et la fatale houppe tout en l’air au sommet de ma tête. Ceci me donnait à penser, bien qu’en somme je ne me déplusse pas trop ainsi. Mon visage respirait le plaisir, la bonté, la santé. — Si j’étais toujours comme cela, pensais-je,… on pourrait encore me trouver agréable…

Je comprenais pourtant que, de la part d’une beauté comme Sonitshka, je ne pouvais raisonnablement espérer aucun retour. N’importe, j’étais à mon aise, et j’étais heureux. En la ramenant sous le vestibule, comme elle jetait les yeux vers un petit réduit pratiqué sous l’escalier, je songeais combien la vie serait douce, là, dans ce coin obscur, avec elle, sans que personne nous y sût. — Une belle soirée, n’est-ce pas ? lui dis-je d’une voix tremblante.

— Très belle, me répondit l’enchanteresse en tournant de mon côté un visage si doux que toute crainte s’effaça.

— Surtout après souper, continuai-je… Si vous saviez combien je regrette votre départ,… et penser que nous ne nous reverrons plus !

— Pourquoi donc ne plus nous revoir ? dit-elle, arrêtant ses yeux sur un des coins de son mouchoir à dentelles, et promenant son doigt sur les barreaux d’une jalousie près de laquelle nous passions… Tous les mardis et tous les vendredis, je vais me promener avec maman sur l’Iverskoi. Vous vous promenez sans doute aussi, je suppose ?

— Je demanderai certainement à y aller mardi prochain, et si on refuse de m’y mener, je m’échapperai pour y aller tout seul,… même sans chapeau… Je connais le chemin.

— Savez-vous ce qui me passe par la tête ? me demanda tout à coup Sonitshka, Je tutoie quelques-uns des garçons que je rencontre le plus souvent… Nous pourrions nous tutoyer, nous aussi… Veux-tu ? ajouta-t-elle, se penchant de côté pour me regarder droit dans les yeux.

Or précisément alors commençait une nouvelle figure du grossva-

  1. Danse allemande d’autrefois.