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— Que voulez-vous, bon Foka ? lui demanda Natalia, essuyant ses yeux.

— Une demi-livre de raisins secs, quatre livres de sucre et trois livres de riz pour la kutia[1].

— Tout de suite, tout de suite, mon bon ami, dit Natalia Savishna, humant à la hâte une prise de tabac et se précipitant vers les tiroirs… Mais, reprit-elle (une fois le sucre sur les balances), pourquoi quatre livres ? trois et demie seraient bien assez. — Et elle retira quelques morceaux. — Puis, poursuivit-elle, d’où vient qu’on me demande du riz, lorsque hier encore j’en donnai huit livres ?… Vanka s’imagine donc que, dans tout ce désordre où est la maison, personne ne prend garde à rien ?… Huit livres de riz en vingt-quatre heures !… Vit-on jamais pareille chose ?…

Je fus très frappé de cette brusque transition entre la sensibilité touchante qu’elle me témoignait un instant plus tôt et cet accès d’économie grondeuse qui était venu en arrêter l’expression. J’ai compris depuis et l’empire de l’habitude qui dominait en elle une douleur vraie, et surtout combien était forte et sûre d’elle-même cette douleur qui n’affectait pas de se montrer incapable des devoirs les plus futiles. Il ne venait pas, il ne pouvait venir à la pensée de Natalia que personne fît à ce sujet une remarque quelconque. Les retours personnels de l’amour-propre sont incompatibles avec un chagrin réel.

Grand’mère n’apprit la triste nouvelle qu’à notre retour à Moscou, c’est-à-dire quatre jours après les funérailles. Et nous ne la vîmes pas de huit jours encore, attendu que ce coup terrible l’avait momentanément privée de sa raison. Les médecins crurent sa vie en danger. Elle ne voulait ni prendre aucun remède, ni parler à personne ; elle ne dormait plus et repoussait tous les alimens. Parfois, assise seule dans sa chambre, elle se mettait à rire, puis à sangloter les yeux secs, ou bien survenaient des convulsions et des cris affreux, des exclamations incohérentes. C’était le premier grand malheur de sa vie, il l’avait réduite au désespoir. Elle s’en prenait à quelqu’un (qu’elle ne nommait pas) et à qui elle reprochait avec une amertume extraordinaire la mort de sa fille. Et après mille reproches sanglans elle se levait de son grand fauteuil, marchait çà et là, puis tombait sans connaissance sur le parquet.

Je me glissai une fois dans sa chambre. Elle était en apparence parfaitement calme ; mais sa physionomie me frappa. Ses yeux, grands ouverts, n’avaient aucune expression : elle me regardait sans me voir. Bientôt ses lèvres pâles se prirent à sourire, et d’une

  1. Riz cuit avec du miel et qu’on offre aux assistans le jour des funérailles. Chacun en prend quelques cuillerées en l’honneur de la personne défunte.