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des villes fondées par les héros argiens, des monceaux de décombres que la ronce mord et enlace de ses mille réseaux, une population errante, sombre et tourmentée par la fièvre, voilà tout ce qui reste maintenant sur cette terre désolée, séjour primitif des dieux, colonisée ensuite par les enfans de l’Hellade, les légionnaires de Pompée et les émigrés arméniens venus de la royale cité d’Ani. Mais dès qu’on pénètre dans la région des montagnes qui ceignent comme d’une muraille impénétrable la plaine de Tarse et d’Adana, un brusque changement s’opère tout à coup : le désert cesse, l’herbe croît, les arbres étendent vers le ciel leurs épaisses ramures, et le rocher disparaît sous un gracieux tapis de gazon et de fleurs. La nature, jusqu’alors pâle et décolorée, s’anime et s’embellit; le paysage apparaît dans toute sa magique splendeur; un ciel ardent et pur rougit de zébrures sanglantes les glaciers des grands pics; les torrens, en se précipitant, mugissent dans les abîmes, et laissent échapper de leur écume des vapeurs argentées qui se dissipent au souille de la brise. Çà et là, on aperçoit des villages et des yaïla ou hameaux suspendus comme des nids d’aigle aux flancs des rochers, des champs bien cultivés, des vignes pliant sous le poids de leurs grappes, des chèvres et des moutons errant dans les pâturages, et des montagnards, à la fois pasteurs et guerriers, surveillant moissons et troupeaux. Tel est le spectacle inattendu qui se déroule aux yeux du voyageur.

C’est là cependant une région inexplorée, un coin du monde inconnu, où las aigles romaines ne planèrent jamais, et que les Turcs eux-mêmes n’ont point su conquérir. Là étaient autrefois les repaires des Ciliciens Éleuthères, indociles au joug et rebelles à la toute-puissance des proconsuls d’Asie; là se trouvaient les états de Tarchondimotus, l’allié et l’ami du peuple-roi. Constamment habitée par des populations guerrières, la portion de la montagne du Taurus qui s’étend depuis les Pyles ciliciennes (Kulek Boghuz) jusqu’auprès de Marach pour s’infléchir ensuite et rejoindre le golfe d’Alexandrette a dans tous les temps servi d’asile et de refuge aux races opprimées de la Cilicie. Les Turcomans et les Arméniens y vivent aujourd’hui dans une complète indépendance, chacun dans les domaines qu’il s’est choisis. Entourés de tous côtés par des provinces turques peuplées en majeure partie d’Ottomans, constamment exposés aux brigandages des tribus kurdes, yourouk, circassiennes, qui campent dans leur voisinage, les Turcomans et les Arméniens du Taurus se sont toujours vaillamment défendus contre leurs agresseurs, les pachas de Césarée et de Marach. Répandus en grand nombre sur toute la chaîne de montagnes qui s’étend, comme je l’ai dit, depuis les portes de la Cilicie jusqu’au golfe d’Iskandéroun, les ha-