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gréable que le drogman. Né à Kharpout, en Arménie, il avait beaucoup voyagé en Asie, c’était un infatigable cavalier; en même temps le service qu’il faisait depuis deux ans, quand nous l’avions pris, comme zaptié ou soldat de police dans la garde de Péra, lui avait fait connaître et aimer les Européens. Traité par nous avec égards, il paraissait honnête, lui aussi, ce qui est bien moins rare chez les serviteurs turcs que parmi les domestiques chrétiens du Levant C’est lui qui portait notre firman; il courait en avant pour le montrer aux autorités et nous faire préparer un gîte et un repas. Ce héros de la guerre sainte avait un talent tout particulier pour cirer les souliers.

En rentrant à Constantinople, nous y trouvâmes du nouveau. Le sultan Abd-ul-Medjid était mort depuis quelques jours et avait été remplacé sans-difficulté par son frère Abd-ul-Aziz. Le jeune souverain paraissait très populaire. Les chrétiens toutefois le soupçonnaient de tendances rétrogrades; il songeait, assurait-on tout bas, à abolir le tanzimat, à revenir sur les réformes de son frère et de son père, à rétablir le corps et le nom des janissaires. Quelques musulmans aussi ne s’étaient pas laissé gagner par l’enthousiasme général, et gardaient, au milieu de ce concert d’éloges anticipés, leur inquiétude et leur doute persistant. De ce nombre était notre fidèle cavas, Méhémed-Aga. Nous causâmes plusieurs fois du changement de règne; je lui rapportai ce que l’on m’avait raconté, et je lui demandai à cette occasion s’il n’espérait pas pour son pays des jours meilleurs : sa réponse, pleine de tristesse et d’amertume, me frappa. Il n’espérait ni ne se réjouissait. Ce n’était pourtant pas qu’il aimât Abd-ul-Medjid. «Le dernier sultan ne savait, disait-il, que boire du raki et faire des enfans. » Ce n’était pas non plus qu’il pensât du mal d’Abd-ul-Aziz; comme zaptié, il avait eu souvent l’occasion d’accompagner Aziz-Effendi, ainsi qu’on disait alors, et il avait été frappé de sa dignité et de sa tenue, « mais, ajoutait-il, depuis Amurat, le vainqueur de Bagdad, il n’est pas de sultan qui n’ait été pire que son prédécesseur : Mahmoud ne valait pas Sélim, Abd-ul-Medjid ne valait pas Mahmoud, celui-ci ne vaudra pas Abd-ul-Medjid. On annonce, — ceux qui connaissent l’avenir, — que pendant sept ans le nouveau sultan régnera glorieusement, et que l’empire semblera se relever; mais ensuite viendront les grands malheurs et les dernières catastrophes. Le temps des Ottomans est passé, disent nos livres. »

C’était donc au début d’un nouveau règne que nous allions visiter une des parties les moins connues de l’empire turc, et le moment était favorable pour rechercher ce qu’il y avait de fondé dans les tristes prédictions de notre cavas. On ne peut guère mieux juger la