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ressemblerait à une malhonnêteté. On veut pouvoir dire à celui qui vous fait un présent qu’on le trouve joli, et qu’on en est content. Ce sont deux manières différentes, mais qui s’expliquent l’une et l’autre, de comprendre la politesse. Dès que nous sommes rentrés chez nous, j’envoie Méhémed voir ce qu’ils font; il était temps : chacun essayait à son tour, sans y parvenir, de faire marcher les pistolets et jouer la baïonnette. On allait casser le ressort.

9, 10, 11, 12 août. — Journées pénibles, et que je ne me rappelle pas sans un certain frisson. C’est décidément le docteur, toujours plongé dans une lourde torpeur, que nous emportons en palanquin, comme une grande dame turque ou un officier de la compagnie des Indes; il se trouve très mal et souffre horriblement sous l’ardent soleil qui échauffe cette cage étroite. Nous faisons des haltes de temps en temps, auprès de corps de garde ou dervends où dorment quelques zaptiés. Le pays que nous traversons ne contribue pas à nous égayer. C’est un vrai désert : collines brûlées, ravins sans eau. De place en place, des troupeaux de chèvres d’Angora, à la laine longue et soyeuse, broutent la terre nue, la roche aride. Où prennent-elles cette merveilleuse toison?... Çà et là, entre les collines, quelques champs cultivés, maintenant dépouillés, et près d’eux une aire sur laquelle les bœufs battent le grain; la femme, debout sur la planche, en plein soleil, les fait tourner à coups d’aiguillon; à quelque distance, le mari et le fils se reposent à l’ombre d’une claie appuyée sur deux pieux. Nous mettons près de treize heures à faire un chemin qui en demande ordinairement sept ou huit, et il est nuit noire quand toute la caravane arrive à Aïasch, chez le mudir Ibrahim-Effendi, qui tient à être lui-même notre hôte.

C’est un singulier personnage qu’Ibrahim-Effendi. Il a habité longtemps Constantinople, et se croit très civilisé parce qu’il a tout un bric-à-brac d’homme civilisé. Il nous exhibe successivement une longue-vue, une jumelle, un revolver, un thermomètre, un fusil anglais à deux coups, un portrait lithographie d’Omer-Pacha, une autre lithographie grotesque, qui se vendait à Constantinople du temps de la guerre, et qui représente les souverains alliés avec leurs ministres, etc. Il ne sait même pas se servir de ces objets, car, en touchant au revolver, il le disloque. Il n’a d’ailleurs pas plus d’instruction que les autres Turcs, et ses deux fils sont ignorans et niais. Non-seulement je n’ai pas encore rencontré un Turc vraiment instruit, mais je n’en ai même pas vu un qui comprît ce que c’est que l’instruction, le prix qu’elle vaut et la peine qu’il en coûte pour l’acquérir. Ils n’ont pas l’ombre de cette sainte curiosité qui est comme le sel des sociétés modernes, et qui, malgré tous leurs défauts, les empêche de se corrompre.