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savoir, on voit du moins clairement que ses maximes sévères sur les grandeurs, le pouvoir, la richesse, n’ont pas été froidement puisées dans les livres de morale, qu’elles lui ont été inspirées par la vue des désordres contemporains et comme dictées par une indignation présente. Il ne déclame jamais dans un sujet où il est si facile de déclamer. Il n’ira pas, à la façon du rhéteur Juvénal, évoquer le souvenir d’un Alexandre ou d’un Xerxès ; il est trop ému de ce qu’il a sous les yeux pour recourir à des exemples éloignés et classiques. Les passions qu’il poursuit et qu’il veut faire détester sont celles qui déchirent la république et font penser à un Sylla ou à un Clodius. C’est de la morale romaine qui s’adresse à des fureurs romaines et qui porte avec elle sa date. De là vient que dans cette poésie, qui voudrait n’être que dogmatique, on rencontre tant de traits de satire, sinon contre les personnes, du moins contre les mœurs du temps. Ils ont passé devant Lucrèce dans les rues de Rome, tous ces personnages avides qui lui servent de types et qu’il ne peut peindre qu’avec une impatience civique, tantôt l’ambitieux qui va quêtant les suffrages, qui demande la hache et les faisceaux, et toujours rebuté se retire désespéré, tantôt l’envieux qui suit du regard l’homme puissant, et se plaint de croupir dans la fange de son avilissement ; puis tous ces gens sans nom, qui se font les ministres et les instrumens des crimes d’autrui, qui aspirent non aux honneurs, mais à la fortune, et accumulent des richesses en accumulant des meurtres :

Sanguine civili rem confiant, divitiasque
Conduplicant avidi, cædem cædi accumulantes.

Quand on considère la précision de ces tableaux, cette éloquence qui éclate parfois au milieu d’une démonstration scientifique avec un emportement imprévu, quand on sent cette émotion de témoin contristé frémir encore sous la placidité superbe du philosophe contemplateur, on s’assure que Lucrèce n’a pas été un spectateur indifférent des guerres civiles, et que son âme a connu toutes les tristesses du désespoir politique.

On peut soupçonner encore, en parcourant la grande peinture qu’il nous a laissée des angoisses de l’amour, que cette âme intempérante a été la victime tragique de ses propres passions. Sans attacher une grande importance à la tradition qui nous représente le poète livré à des transports de folie furieuse causée par un philtre que lui donna une femme jalouse, cette espèce de sinistre légende montre du moins que déjà les anciens avaient été si fortement frappés par l’énergie insolite de ces tableaux, qu’ils n’ont pu les attribuer qu’au délire d’un insensé. Tout en rejetant cette fable, il faut