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Lucrèce vient donc, au nom de son maître Épicure, comme au nom d’un libérateur, affranchir les Romains de leur pieuse servitude. Selon lui, les hommes arriveront à la sécurité, ils seront délivrés de leurs craintes puériles quand ils sauront que le monde n’est pas l’ouvrage des dieux, qu’il n’est pas soumis à leur pouvoir, que la nature entière est indépendante et n’obéit qu’à ses propres lois. Faute de connaître ces lois naturelles, nous nous prenons à trembler dans notre ignorance, comme les enfans frissonnent dans les ténèbres. À l’aide d’un simple traité de physique mis en vers, le poète prétendra porter dans les esprits une lumière bienfaisante, et par ses clartés nouvelles faire évanouir toute cette effrayante fantasmagorie de la religion. Il nous apprendra que l’univers est sorti du concours fortuit des atomes, que les combinaisons infinies de la matière agitée par un éternel mouvement ont produit le ciel, la terre, les animaux, les plantes, l’homme, et tout cet ordre apparent dont nous croyons devoir faire honneur à la main souveraine des dieux. Ce n’est pas le moment de dérouler dans leur ensemble ces hypothèses hardies dont la simplicité frappe tous les yeux, et dont les conséquences sont si palpables. Tout ce système physique, si laborieusement exposé, ne tend qu’à supprimer les dieux en prouvant qu’ils sont inutiles. Ce vaste appareil de science n’est qu’un grand ouvrage de circonvallation élevé contre l’invasion de l’idée divine.

L’originalité de cette œuvre hardie ne tient pas à la nouveauté de cette science ni même à l’audace de l’entreprise, mais uniquement aux sentimens personnels de l’auteur, à sa passion qui éclate en éloquence. La science est empruntée et appartient aux Grecs, l’entreprise a été plus d’une fois tentée. Dans l’antiquité et dans les temps modernes, on peut signaler bien des tentatives semblables contre les idées religieuses. On a vu souvent des philosophes expliquer le monde par les seules combinaisons de la matière livrée à elle-même et se passer dans leur système d’un souverain ordonnateur. On en a vu d’autres renverser les croyances populaires, ruiner les religions par des démonstrations ou des épigrammes, tantôt au profit du déisme, tantôt au profit de l’athéisme, tantôt au nom d’une morale épurée ou d’une morale commode. Il faut le remarquer néanmoins, quelle que soit l’entreprise de ces philosophes destructeurs, ils ont tous cela de commun qu’ils ne sont pas émus, qu’ils conservent le calme de la science ou la légèreté railleuse du dédain, que pour eux la vue de l’erreur n’est pas une souffrance, et qu’en attaquant les préjugés ils ne paraissent pas vouloir se défendre eux-mêmes contre des erreurs douloureuses. Lucrèce est le seul qui, en argumentant contre les dieux, ait l’air de plaider sa propre cause,