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de venger une injure, d’exhaler les chagrins d’une âme longtemps opprimée et de pousser des cris de révolte contre la tyrannie céleste. On ne peut comparer cette haine qu’à celle de Prométhée enchaîné par les messagers de Jupiter, par ces terribles et muets personnages qu’Eschyle appelle la Force et la Violence, refusant de courber la tête sous les menaces de son divin oppresseur, et annonçant au maître des dieux, dans de prophétiques imprécations et de chants de triomphe, une chute ignominieuse, irréparable. Spectacle curieux et triste à la fois que celui d’un si grand poète, dont le génie élevé, l’imagination magnifique, je dirai même la candeur, étaient faits pour comprendre et célébrer les plus hautes spéculations de la philosophie, les grandes idées d’Anaxagore et de Platon sur l’intelligence divine, et que la haine des superstitions antiques a jeté dans une espèce de fanatisme contraire, qui, pour renverser une erreur, sacrifie les plus belles vérités, et pour détruire l’idole anéantit le dieu !

Bien que nous n’ayons aucun détail certain sur la vie et les sentimens de Lucrèce et que nous en soyons réduits aux conjectures, je croirais volontiers que dans son enfance et sa jeunesse il a été livré par sa puissante imagination à toutes les croyances sinistres du paganisme. Malebranche, qui connaît si bien les effets funestes de l’imagination, nous fournit des paroles pour décrire l’âme du poète, quand il dit : « Il n’y a rien de plus terrible ni qui effraie davantage l’esprit, ou qui produise dans le cerveau des vestiges plus profonds, que l’idée d’une puissance invisible qui ne pense qu’à nous nuire, et à laquelle on ne peut résister. » Le philosophe français ne pensait peindre que les rêveries de ces hommes simples qui croient au pouvoir de la sorcellerie, et il nous découvre l’âme de Lucrèce. Oui, le poète latin paraît avoir longtemps vécu dans l’épouvante, au milieu des lugubres images de la religion païenne, comme certains superstitieux du moyen âge étaient sans cesse inquiétés par les noires visions des démonographes. On peut supposer avec quelque vraisemblance qu’éclairé par la doctrine d’Epicure, et tout frémissant encore de ses terreurs passées, il s’est retourné tout à coup contre ces spectres malfaisans, en puisant sa vaillance dans l’exaspération même de la peur. D’où lui viendraient donc ces emportemens imprévus contre les dieux au milieu d’une démonstration scientifique? Pourquoi ne lui suffit-il pas de prouver, avec le calme d’une science convaincue et confiante en elle-même, la vanité de ces croyances? Pourquoi ces assauts sans cesse répétés contre des idées qui, selon lui, n’ont pas de fondement? Pourquoi cette fureur enfin contre des ennemis qu’il est sûr d’avoir jetés par terre à jamais? Ce sont là les cris de soulagement d’une âme qui se sent