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Épicure relégua ces dieux le plus loin possible du monde, pour n’avoir rien à en redouter; il supposa qu’ils étaient heureux et qu’ils goûtaient éternellement les douceurs de la plus parfaite oisiveté. Il les rendit épicuriens pour être conséquent avec sa doctrine morale, mais surtout pour qu’il ne fût plus question de leur intervention dans le monde et les affaires humaines. Leur sérénité indifférente, étrangère à toute passion, à la bienveillance aussi bien qu’à la colère, ne demandait ni culte, ni offrandes, ni prières. Ces dieux sans consistance, ni esprits, ni corps, ayant pourtant la figure humaine, ne sont, pour ainsi dire, que de belles peintures suspendues au-dessus du système pour écarter les reproches d’impiété et représenter en même temps l’idéal de la félicité épicurienne. Si le fougueux Lucrèce, d’ordinaire si acharné contre les dieux, s’arrête de temps en temps dans la contemplation de cette vie divine si paisible et s’incline avec respect devant ce nouvel Olympe, cette admiration presque attendrie ne doit pas être prise pour de l’inconséquence ou de l’hypocrisie, mais pour le contentement profond d’une impiété toujours fidèle à elle-même, qui se plaît à voir la Divinité enchaînée dans sa béatitude inoffensive. En un mot, cette bizarre théologie consiste à rendre aux dieux en délicieuse tranquillité ce qu’on ôte à leur puissance. L’habileté d’Epicure ne rappelle pas mal la politique de ces rebelles de l’Orient qui laissent au peuple ses rois, mais en les plongeant dans la mollesse, qui les entourent d’un vain hommage et d’un cérémonial innocent, et, en les livrant à la plus entière inertie, ont le double avantage de n’avoir rien à en craindre, et de paraître pourtant respecter leur personne et leur majesté royale.

Rassuré du côté du ciel, que sa doctrine a désarmé, Lucrèce songe à protéger son esprit contre les craintes de la mort et de la vie future. Ici encore il faut dire à la décharge du poète que le paganisme n’offrait sur l’autre vie que des tableaux lamentables, souvent iniques, et qui, en effrayant à la fois les innocens et les coupables de la terre, ne servaient pas même à donner plus de force à la morale. L’idée d’une exacte rémunération était absente de ces fictions, et la balance de Minos nous paraît aujourd’hui fort trébuchante. La raison et le sentiment étaient également révoltés à la vue de ce ténébreux empire. Ceux même qui avaient bien mérité dans ce monde, les héros et les justes, étaient aussi malheureux que les criminels dans cette triste demeure des ombres, et redemandaient les ennuis, les misères de la vie terrestre. On sait avec quelle héroïque impatience l’ombre d’Achille, dans Homère, s’écrie : « J’aimerais mieux être sur la terre un valet de labour que roi dans les enfers. » En effet, que voulez-vous que fasse de cette royauté vaine