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propriétaires terriens, fils ou neveux de ces petits souverains locaux, les dérébeys, qu’a partout détruits le sultan Mahmoud. Chez les fonctionnaires comme auprès de cette espèce de noblesse, si l’on peut employer un pareil terme en parlant d’un pays où il n’y a pas d’hérédité du nom, se trouve toute une nuée de domestiques qui servent pour ainsi dire sans appointemens, mais qui se mettent à dix pour faire la besogne dont un seul s’acquitterait aisément chez nous. Rien n’est plus envié qu’une pareille situation; on a presque tout son temps à soi pour fumer, dormir ou rêver; on est sûr de s’asseoir deux fois par jour autour du plateau chargé de la desserte du maître ; on reçoit des bakchich ou pourboires des nombreux visiteurs qui profitent de la large hospitalité du patron, et souvent d’assez beaux cadeaux des solliciteurs qui ont intérêt à s’assurer auprès du pacha ou du bey la bienveillante et commode intervention d’un avocat officieux. Enfin viennent les esnafs ou gens de métier; certains commerces, certaines professions manuelles, comme celles de boucher, de boulanger, de marchand de tabac, de chaudronnier, plusieurs autres qu’il serait trop long d’énumérer ici, sont exclusivement entre les mains des Turcs.

Ici, comme ailleurs en Turquie, ce qui vaut le mieux, ce sont ces artisans et ces petits marchands, c’est le bas peuple; on retrouve chez eux, quoique peut-être à un moindre degré que chez le paysan, ces bonnes qualités qu’on remarque aussi chez les gens de la campagne, et qui frappent d’abord tout esprit non prévenu, la droiture naïve, la bonté facile et souriante, je ne sais quelle primitive et grande simplicité. Les fonctionnaires sont presque tous des gens à pendre; n’ayant aucun intérêt à ménager dans des provinces où ils ne font que passer, ils les pressurent et les pillent effrontément; nomades par état, ils ont ainsi rompu avec ces traditions héréditaires, avec ces associations locales qui imposent presque toujours une certaine tenue, et qui contraignent presque à quelque vertu l’homme attaché par un constant séjour au lieu où il est né et où vivent encore les souvenirs de ses pères; se frottant aux Européens à Constantinople et dans quelques autres villes de la côte, ils prennent leurs vices et les ajoutent à ceux qu’ils tiennent de race et d’éducation. Les chefs des opulentes familles qui, dans chaque district, forment une sorte d’aristocratie territoriale et se partagent presque tout le sol; ne sont pas encore aussi foncièrement corrompus, et parfois on trouve parmi eux quelques beaux types des anciennes vertus musulmanes avec quelques touches d’un esprit nouveau, d’une curiosité et d’une tolérance inconnues autrefois; mais de beaucoup le plus grand nombre, dans les villes surtout, sont déjà gâtés : ils imitent les fonctionnaires, dont ils se font les associés et