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ble fatalement impuissant à remplacer ce qu’il a perdu, et tombe tout de suite dans la dépravation et la grossièreté. Ce sont de ces enfans qui ne sauraient grandir et qu’on risque d’étouffer en les sevrant; il leur faut, pour se bien porter, le lait de leur nourrice, et non la viande et le pain des forts.

Cette loi, car c’est Là une règle assez générale pour que je puisse lui donner ce nom, se vérifie à Angora comme sur presque tous les points où j’ai eu occasion d’observer les Turcs. Ici les deux hommes les plus considérables parmi les musulmans sont Reschid-Pacha, le gouverneur de la ville, et Cani-Bey, le président du medjilis, le plus important personnage de l’aristocratie locale. L’un et l’autre ont certainement de l’esprit naturel; ils ont vu le monde, et ne vont guère plus à la mosquée que la plupart des Français ne vont à l’église; mais ce sont de vrais drôles. Il est inutile de dire que l’un et l’autre volent le sultan et ses sujets, et vendent au comptant l’administration et la justice : cela va de soi, et personne dans le pays ne songe à s’en étonner ni presque même à s’en plaindre; mais ils ne valent pas mieux comme particuliers que comme hommes publics : l’un et l’autre donnent l’exemple de toutes les passions brutales. Cani-Bey et le pacha sont dévorés l’un et l’autre de maladies honteuses pour lesquelles ils s’empressent d’appeler notre médecin. Ils ne se contentent d’ailleurs pas d’aimer les femmes, et leurs goûts monstrueux sont bien connus de toute la ville. Ajoutez à cela, pour achever de les ruiner au physique et au moral, l’ivrognerie. Médecins du pays, empiriques de rencontre, médecins de passage, ils les consultent tous, et essaient volontiers de tous les remèdes, même les plus extravagans; mais quant au seul qui pourrait réussir, et que ne se lasse point de leur conseiller le docteur Delbet, quant à un changement de régime et à une meilleure hygiène morale, ils n’y ont jamais songé, et lorsqu’on leur déclare que cela seul pourrait peut-être les sauver, c’est à peine si du bout des lèvres ils promettent d’essayer.

Frappés de ce spectacle, les gens du peuple, sentant à quelles indignes mains ils sont livrés, s’abandonnent à un profond découragement. C’est une impression que j’ai souvent trouvée dans la conversation de notre cavas, Méhémet-Aga, qui est depuis assez longtemps sorti de son village pour savoir que les choses ne se passent point de même dans les pays qui prospèrent. Je lui parlais des projets du sultan Abd-ul-Aziz et j’exprimais quelques espérances. « Si tu prends, répond-il, un morceau de bois desséché depuis longtemps, que tu le plantes en terre et que tu verses tout autour autant de seaux d’eau que tu voudras, reverdira-t-il ? — Non, certes. — Eh bien! voilà notre empire, et ce qu’on peut espérer pour lui. » Beaucoup de