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aisées de la communauté catholique. Ces réunions manquent un peu de variété, c’est toujours le même programme : des sirops, des confitures, des liqueurs, du café, et les pipes rallumées, aussitôt qu’elles s’éteignent, par les enfans de la maison. Le docteur et moi, nous nous plaisons pourtant à accepter ces invitations. Aux premières où nous nous rendons, nous voyons chaque fois tout un quartier, car à peine sommes-nous installés sur les divans qu’arrivent, pour nous dévisager et nous entendre baragouiner notre turc, tous les parens et parentes du maître de la maison, puis ses voisins, et d’instant en instant le nombre des visiteurs augmente et la chambre se remplit. Au bout d’une quinzaine de jours, tout le monde à peu près en ville nous a vus et entendus quelque part, et nous cessons de jouer le rôle de bêtes curieuses. Malgré leur inévitable monotonie, ces soirées me sont précieuses en me fournissant le meilleur moyen d’apprendre la langue et en m’aidant à recueillir sur le pays, sur ses traditions, ses produits, ses habitudes, mille particularités qui m’intéressent fort. Quelquefois, pour nous distraire, on fait de la musique, et alors je suis sûr de me coucher avec la migraine. En fait d’instrumens, il y a une clarinette, un cornet à pistons et différentes espèces de guitares; quant aux chanteurs, ils renversent la tête en arrière et crient jusqu’à ce qu’ils en aient la face violette, sur un ton si haut et si déchirant que les oreilles vous en tintent encore une heure après. Quelquefois aussi les petites filles exécutent en notre honneur les danses du pays; quant aux femmes, nous ne pouvons les y décider : cela n’est pas réputé convenable. Que l’on cause, que l’on chante ou qu’on danse, nous retrouvons toujours chez tout ce monde une gaîté et des rires joyeux qui nous amusent. Il est si rare d’entendre rire en Orient!

Une autre particularité qui nous frappe, c’est la différence que nous remarquons entre les visages de femmes qui s’offrent ici le plus souvent à nos regards et ceux que nous étions habitués à rencontrer parmi les Arméniennes, à Constantinople et dans les autres villes d’Anatolie. Ici on voit rarement cette peau brune, ce visage arrondi, ces yeux éclatans et un peu durs, ce type d’une beauté sensuelle et sans délicatesse que nous nous étions accoutumés à considérer comme le vrai type de la beauté arménienne; on rencontre au contraire beaucoup de cheveux blonds, d’yeux bleus, de visages un peu allongés, bien des physionomies d’un caractère plus occidental qu’asiatique. Souvent, en passant dans les rues d’Angora et en voyant sur sa porte une femme dépouillée du grand voile blanc dont elle s’enveloppe quand elle sort, on aperçoit quelque joli visage qui vous rappelle d’anciennes connaissances, et on va se demandant à quelle Française ressemble cette Arménienne.