Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 44.djvu/319

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

c’est que les Turcs d’Angora, par quelque cause qu’il convienne d’expliquer cette singularité, sont incontestablement bien moins violens que ceux de Kaisarieh et de Konieh, et font moins sentir leur main à ceux sur lesquels elle pèse. Cela même n’eût pourtant pas suffi; on voit ailleurs les Arméniens, dans des lieux où ils sont à peu près libres de leurs mouvemens et où ils ne peuvent accuser le voisinage et la prédominance des Turcs, tenir avec une certaine obstination à des usages qui remontent en Orient plus haut que la conquête musulmane. Il y a ici des raisons particulières d’infractions si marquées aux vieilles coutumes et d’un si visible effort pour se rapprocher de l’Occident. Il faut dire d’abord que, si ces marchands n’ont pas vu l’Europe et ne sont même pas, par la nature de leurs affaires, en relation directe avec elle, beaucoup d’entre eux ont été et vont sans cesse, pour faire leurs achats et se choisir des correspondans, à Smyrne et à Constantinople, et se trouvent ainsi, à intervalles plus ou moins rapprochés, en contact avec des Européens ou avec des familles indigènes qui vivent à l’européenne ; mais le vrai mot de l’énigme, c’est que ces gens-là sont catholiques, et que c’est ce titre, auquel ils tiennent très fort et dont ils sont très fiers, qui leur donne l’idée et le désir d’imiter de leur mieux cet Occident auquel ils se regardent comme agrégés par leur foi. Pour eux, tout Européen, si l’on en excepte les Anglais et les Américains, est nécessairement un catholique, et en revanche tout catholique est à peu près un Européen. Se regardant donc comme tout à fait des nôtres, ils tiennent à honneur de se distinguer le plus possible des schismatiques et de nous copier le plus exactement qu’ils pourront. C’est ainsi que, moitié sympathie pour ces frères lointains dont leur parle sans cesse leur clergé, moitié aversion pour les autres sectes chrétiennes avec lesquelles ils se trouvent sans cesse en contact, les Arméniens d’Angora mettent une sorte de coquetterie à paraître le moins orientaux que faire se peut. Chez eux heureusement, pour inconsidéré qu’il soit par momens, cet esprit d’imitation n’entraîne pas les mêmes inconvéniens, ne fait pas les mêmes ravages moraux que parmi les Turcs. D’abord ces Arméniens-là nous tiennent de plus près peut-être que nous ne le croyons, et il me semble, à repasser dans ma mémoire les caractères et les figures de nos amis d’Angora, reconnaître parmi eux plus d’un cousin auquel il ne manque que ses papiers pour être admis dans la famille et pour y tenir gaîment sa place. Quand d’ailleurs ce seraient bien là tous de vrais fils d’Haïg, les Arméniens appartiennent à une race assez supérieure pour pouvoir, plus aisément que les Turcs, modifier leurs habitudes sans perdre leur point d’appui; ils risquent bien moins à tailler leurs vêtemens sur le patron fourni par l’Occident. Une cul-