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Washington, si, par le cours naturel des chsoes, l’armée fédérale n’avait pas commencé à prendre largement sa part dans l’œuvre d’émancipation et n’avait ainsi ôté toute raison d’être à l’action isolée des partisans du Kansas. Eclairés par le spectacle des plantations et des marchés de nègres, instruits aussi par leurs défaites, les soldats de l’Union comprenaient enfin que le seul moyen de pénétrer dans les états du sud était de s’en prendre à la cause même de la guerre, à l’esclavage ; ils se demandaient avec irritation s’il n’était pas absurde de marcher à la bataille et de risquer la mort ou la captivité pour que les planteurs, ramenés de force dans l’Union, eussent encore le privilège d’asservir en paix leurs semblables ; ils ne voulaient plus reconnaître à l’aristocratie féodale du sud le droit de commenter la constitution qu’ils avaient eux-mêmes déchirée ; le chant de John Brown devenait leur hymne de guerre ; les paroles de Fremont, qu’on avait d’abord accueillies avec tant de stupeur, étaient maintenant celles de presque toute l’armée.

Le congrès et le président Lincoln, entraînés par la logique des faits, accentuaient aussi de plus en plus leur politique dans le sens de la liberté des noirs. Déjà quelques semaines avant la proclamation du général Fremont, le gouvernement s’était laissé engager dans cette voie, qu’il devait plus tard suivre jusqu’au bout. Des centaines, puis des milliers de nègres échappés au travail forcé des plantations de la Virginie, s’étaient hasardés dans l’enceinte de la forteresse Monroe, à l’entrée de la Chesapeake, et suppliaient le commandant de leur accorder aide et protection ; mais à la piste de ces esclaves venaient les planteurs eux-mêmes réclamant leur bétail humain. Le général Butler reconnut que les nègres réfugiés étaient bien de véritables propriétés ; toutefois il affirmait en même temps que ces hommes, ayant aidé ou pouvant aider à bâtir les fortifications des rebelles, constituaient en réalité une contrebande de guerre. En conséquence, refusant de livrer les noirs, il les déclara de bonne prise comme de véritables articles de contrebande (contrabands). Le secrétaire de la guerre approuva la conduite du général, mais en lui ordonnant de tenir un compte exact des articles confisqués, afin de pouvoir indemniser plus tard ceux des propriétaires qui seraient restés fidèles à l’Union. C’était un accommodement entre la loi et l’équité : les nègres, encore esclaves par une fiction constitutionnelle, étaient néanmoins devenus des hommes libres. Parmi les fugitifs, les uns furent immédiatement employés moyennant salaire aux travaux du port, les autres furent chargés de construire un chemin de fer circulaire auour de la forteresse ; enfin la plupart d’entre eux s’engagèrent comme marins à bord des navires de guerre, et dès le premier mois touchèrent une paie de 8 dollars