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gubres, et quand on entendait résonner au loin ces paroles dolentes, mesurées par le bruit des pioches ou par la cadence des rames, on ne pouvait s’empêcher d’être saisi d’une tristesse profonde. Une seule idée se retrouvait dans tous les chants des noirs, celle de la souffrance physique ou morale, qui est la destinée de l’esclave ; si la ritournelle renfermait en général un mot d’espérance, elle disait aussi que cette espérance, irréalisable sur notre terre, ne pouvait éclore que dans le ciel. « Nous trouverons enfin le repos ! » - « Dieu nous délivrera ! » - « Patientons ! patientons ! » Tels étaient les refrains que les nègres chantaient en chœur après avoir entendu la voix de solo raconter leurs peines. Le chant le plus répandu était celui de la Pauvre Rosy, que l’on peut considérer comme le type de toutes les autres mélopées des esclaves d’Amérique. Chaque stance se compose d’un seul vers répété trois fois avec une lenteur croissante, et suivi d’un refrain plus rapide. Nous donnons ici les quatre premières stances de cette chanson de douleur :


« Pauvre Rosy, pauvre fille ! — pauvre Rosy, pauvre fille ! — pauvre Rosy, pauvre fille ! — Le ciel sera ma demeure !

« Dures épreuves sur mon chemin !… -… Le ciel sera ma demeure !

« Je me demande pourquoi ces gens-là m’en veulent !… -… Le ciel sera ma demeure !

« Quand je parle, je parle avec Dieu !… -… Le ciel sera ma demeure ! etc. »


Tels étaient sans exception les chants des nègres de Beaufort avant la fuite de leurs maîtres ; mais, chose remarquable, depuis que l’aube de la liberté a commencé de luire pour eux, ils ont appris à chanter gaiment, et, changeant l’allure de leur voix, ils ont adopté le mode majeur. Une de leurs nouvelles chansons, simple contre-partie des anciennes, raconte les souffrances auxquelles ils viennent d’échapper, tandis que le refrain, prononcé plus gravement que le reste, rappelle sans doute, en guise de moralité, la mort des planteurs qui tombent frappés sur les champs de bataille :


« Je n’entends plus l’appel du commandeur, — je n’entends plus l’appel du commandeur, — je n’entends plus l’appel du commandeur. — Des milliers et des milliers périssent ;

« On ne me jette plus mon picotin de maïs, — on ne me jette plus mon picotin de maïs, — on ne me jette plus mon picotin de maïs. — Des milliers et des milliers périssent !

« On ne me donne plus cent coups de fouet, — on ne me donne plus cent coups de fouet, — on ne me donne plus cent coups de fouet. — Des milliers et des milliers périssent ! etc. »


Toutes ces remarquables transformations opérées dans la vie des