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nègres de Beaufort se sont accomplies avant qu’ils eussent acquis la certitude de leur liberté et le titre de citoyens de l’Union. Toujours un doute redoutable planait sur l’avenir, et ce fut plus d’une année après la fuite de leurs maîtres que le général Saxton les réunit au bruit des fanfares et leur cria : « Vous êtes libres ! vous êtes libres ! Répétez cette parole à vos frères, et que bientôt de chaque cabane du continent, on entende un écho : « Moi aussi je suis libre ! » Et pourtant cette période intermédiaire d’apprentissage, pendant laquelle les anciens esclaves ont dû souvent se demander quelle serait leur destinée, a produit des résultats inespérés. Par une singulière coïncidence, c’est dans la Caroline du sud, à l’endroit même où la sécession, fondée sur la servitude du noir, avait pris son origine, qu’a commencé également la première expérience sérieuse tentée sur le sol américain pour transformer les esclaves en hommes indépendans et comptant sur eux-mêmes. Ces mêmes Africains qui ne savaient guère que répondre quand on leur demandait s’ils désiraient la liberté la chérissent aujourd’hui d’un amour farouche, et en même temps les sentimens les plus nobles, l’amour de la patrie, du devoir, de la justice, se sont réveillés dans leurs âmes. Ils ont tenu tout ce que leurs amis espéraient d’eux ; à cette heure c’est aux blancs de remplir leur devoir.

L’expérience est décisive. Quand bien même l’archipel de Beaufort devrait être reconquis par les confédérés, quand bien même les libres colonies de nègres devraient être de nouveau transformées en de hideux campemens d’esclaves, les résultats obtenus n’en resteraient pas moins acquis à l’histoire ; il n’en resterait pas moins prouvé que le nègre affranchi du sud se met à l’œuvre avec plaisir, s’instruit et s’améliore avec ardeur, et voit dans le travail sous toutes ses formes le vrai gage de sa liberté. Telles ont été les conséquences d’une première année de guerre pendant laquelle le gouvernement fédéral de Washington n’osait pas encore prononcer la grande parole d’émancipation. Quelles seront les suites de la politique plus franche adoptée aujourd’hui par les hommes du nord, devenus abolitionistes en dépit d’eux-mêmes ? Cette question mérite d’être étudiée à part.


ELISEE RECLUS.