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allé chercher si loin, c’est le même conte qui avait enchanté son enfance autrefois, et qu’il n’avait pas voulu relire; ce poème redit la même histoire que le roman qu’il sait par cœur; ce drame expose la même aventure touchante depuis si longtemps populaire dans son pays. Comme le voyageur qui n’a pu, malgré son désir, s’éloigner de la terre natale, le dilettante curieux et blasé n’a pu s’affranchir de son propre cœur. Il s’aperçoit que l’humanité, comme la nature, est partout semblable à elle-même, puisqu’à l’extrémité du monde il rencontre les mêmes sentimens qu’il voulait fuir.

Jamais nous n’avons éprouvé cette mystification instructive et douce à l’esprit d’une manière aussi complète que lorsque ce désir d’échapper à nous-même, de fuir notre civilisation, ou bien le hasard de nos lectures nous a poussé du côté de la Chine et mis en rapport avec les échantillons de la littérature chinoise. Dans les autres pays d’Orient, il y a plus de ressources pour s’oublier soi-même, et l’illusion que l’on cherche est au moins de plus longue durée. Il faut un long temps et une attention assez marquée pour reconnaître les similitudes de génie qui unissent les diverses nations orientales aux diverses nations européennes, pour retrouver la France en Perse par exemple, ou l’Italie et l’Espagne chez les Arabes, ou l’Allemagne dans l’Inde. D’ailleurs ces similitudes sont peu étroites, et c’est en toute vérité qu’on peut dire que l’on a visité une autre humanité. Nous nous sentons vraiment étrangers, nous, lecteurs européens, parmi les Hindous, les Persans ou les Arabes. C’est bien toujours la même sagesse et le même génie humain que nous rencontrons, mais enveloppés dans des formes si nouvelles, si bizarres, si étonnantes, que nous ne pouvons les reconnaître. Qu’y a-t-il de commun entre notre sagesse européenne si pratique, si délicate, qui se complaît tant dans les nuances et dans les détails, et qui mérite si justement, — à titre de blâme ou d’éloge, — le nom d’analytique, et cette sagesse arabe, mélange heureux d’expérience morale et de sensation physique, dont les sentences se déploient comme des oasis et dont les enseignemens se peignent dans l’esprit comme les paysages du désert se peignent dans l’œil du voyageur? Nous ne sommes guère habitués non plus à voir les vérités de l’ordre moral et les sentimens humains revêtir les formes ingénieuses, alambiquées et bizarres qu’ils revêtent en Perse. Cette subtilité scintillante comme les lumières du diamant, ces métaphores reluisantes comme des métaux précieux, ces expressions de sentimens délicatement ciselées comme des colliers ou tordues comme des bracelets, ces antithèses raffinées et pointues, ce langage des pierres précieuses et des perles auquel se plaît le génie de la Perse et qu’il ajoute avec une recherche savante à ce langage des fleurs