Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 44.djvu/431

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

abusés accordent seulement de l’importance; il n’y a plus de réalités modestes, toutes ont un prix pour celui qui n’en convoitait aucune.

On a beaucoup discuté sur les causes et les origines de cette mélancolie qui s’empare des sociétés à certaines époques; ces aimables poètes chinois nous apportent leur réponse et nous apprennent qu’une de ces origines est la fatigue morale que finit par engendrer une longue civilisation. L’âme s’use à force de lutter et de se résigner, et le cœur se lasse à force de désirer et de désespérer. Les sentimens robustes sont le partage des peuples barbares et des sociétés encore jeunes qui n’ont pas eu le temps de désapprendre la confiance, et qui ne se doutent pas que l’âme humaine peut tomber dans un état si misérable qu’elle arrive à regretter d’avoir échangé les violentes émotions du désespoir contre la froide paix de l’indifférence; mais les vieux civilisés n’ont plus rien de cette heureuse et féconde ignorance, et ce sont leurs sentimens que ces poètes chinois nous exposent avec une délicatesse singulière. Un sourire pâle, affable et poli règne éternellement sur leur visage attristé, la lumière de la bienveillance brille dans leurs regards, et toutes leurs paroles sont empreintes d’un esprit d’humanité subtil autant que pur; mais cette douceur n’est que lassitude, et l’incrédulité habite au fond de leur cœur. Je ne connais pas de sentiment plus douloureux, plus navrant que cette douceur mélancolique. La vraie mélancolie, ce n’est pas celle que laissent le désespoir et la colère, c’est la mélancolie résignée, et c’est la mélancolie de ces poètes; la vie la plus douloureuse n’est pas celle de l’homme accablé par le malheur et luttant contre lui, c’est celle de l’homme qui n’a plus que des souvenirs, et cette vie est encore celle de ces poètes.

L’instabilité des choses, telle est la grande leçon morale qu’ils nous donnent. La leçon n’est pas nouvelle, car tous les sages nous l’ont donnée; ce qui est vraiment nouveau, c’est le ton de politesse souriante et de courtoisie désabusée avec lesquelles elle nous est offerte. Ces poètes ont vu tant d’événemens, leurs pères ont vu passer tant de royaumes, s’élever et tomber tant de dynasties! Les espaces du passé sont pour eux plus illimités que les espaces de l’avenir. Leur imagination peut reculer hardiment en arrière sans crainte d’être arrêtée dans son voyage rétrospectif. Et que trouve-t-elle? Des ruines succédant à des ruines, des tombeaux succédant à des tombeaux, et cela indéfiniment, aussi loin qu’elle peut voyager sans s’évanouir de fatigue. Leur long passé leur fait une sorte d’infini, si bien que c’est à reculons qu’ils peuvent, s’ils le veulent, aller vers l’éternité. Ecoutons quelques accens de cette mélancolie résignée qu’inflige à leur âme le poids de tant de souvenirs. Li-taï-pe salue la ville de Nankin :