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— mais il sait courir à la chasse, il est adroit, fort et hardi. — À l’automne, son cheval est gras, l’herbe de ses prairies lui convient à merveille ; — quand il galope, il n’a plus d’ombre. Quel air superbe et dédaigneux ! — Son fouet sonore frappe la neige ou résonne dans l’étui doré. — Animé par un vin généreux, il appelle son faucon et sort au loin dans la campagne. — Son arc, arrondi par un effort puissant, ne se détend jamais dans le vide. — Deux oiseaux tombent souvent ensemble, abattus d’un seul coup par la flèche sifflante. — Les gens, au bord de la mer, se rangent tous pour lui faire place, — car sa vaillance et son humeur guerrière sont bien connues dans le Kobi. — Combien nos lettrés diffèrent de ces promeneurs intrépides, — eux qui blanchissent sur les livres, derrière un rideau tiré, et en vérité pourquoi faire ? »


En tout autre pays, ce sentiment ne serait que l’expression d’une préférence individuelle ; mais nous sommes en Chine, le pays des mandarins et des lettrés, le pays où les sages ont toujours attaché à l’étude une importance toute spéciale que ne lui ont jamais accordée les peuples même les plus civilisés de l’Europe. Chez nous, l’étude n’est, à tout prendre, qu’une forme de l’éducation individuelle, qu’un mode de culture ; mais en Chine les sages en ont fait la base de toutes les vertus sociales et le fondement même de l’état. L’amour et le respect de l’étude, voilà vraiment la religion de la Chine. Les Chinois ne croient pas à la puissance des instincts de l’homme, à cette fatalité divine qui nous pousse vers le bien sans notre participation ; ils ne croient qu’aux résultats d’une culture patiente. Toutes les vertus instinctives sont pour eux des défauts tant qu’elles n’ont pas été redressées, complétées et affermies par l’étude. Écoutez à ce sujet un de leurs sages les plus vénérés : « L’amour de l’humanité sans l’amour de l’étude laisse l’homme inconsidéré ; l’amour de la science sans l’amour de l’étude laisse l’homme incertain ; l’amour de l’honnêteté sans l’amour de l’étude laisse l’homme dupe ; l’amour des choses courageuses sans l’amour de l’étude laisse l’homme ingouvernable ; l’amour de la fermeté sans l’amour de l’étude fait de l’homme un imbécile. » C’est donc un symptôme des plus graves que de voir, dans un tel pays, un lettré professer pour l’étude le dédain qu’exprime Li-taï-pe. Il y a toute la mélancolie des amours trompées dans ce dédain, mélancolie doublée et triplée par l’importance même que les Chinois attachent à l’étude. Nul dans aucun pays n’aimerait à être trompé par sa science ; mais pour un Chinois lettré ce doit être assurément, étant données les traditions du pays, le dernier degré de la misère morale. Les autres poètes qui servent d’escorte à Li-taï-pe ont aussi ressenti l’amertume de cette fatalité qu’engendrent la guerre et l’anarchie ; mais ils n’ont pas pris leur parti avec le même cynisme, et ils se contentent de gémir