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le jardin fleuri; — le parfum de ces pauvres fleurs pénètre jusque dans les coupes de jade, — et le vin de l’automne en est embaumé. »


LA CHANSON DES NÉNUFARS (Ouang-tchang-ling).

« Les feuilles des nénufars et les jupes de gaze légère sont teintes de la même couleur. — Sur les fleurs des nénufars et sur de rians visages, c’est la même rose qui s’épanouit. — Les feuilles et la gaze, les fleurs et les visages s’entremêlent au milieu du lac; l’œil ne saurait les distinguer. — Tout à coup l’on entend chanter; alors seulement on reconnaît qu’il se trouve là des jeunes filles. — Jadis les charmantes filles de Ou et les beautés de Youe et les favorites du roi de Thsou — se jouèrent ainsi parmi les nénufars, cueillant des fleurs et mouillant gaîment leurs gracieux vêtemens. — Quand les jeunes filles arrivent à l’entrée du lac, les fleurs lèvent la tête, comme pour recevoir des compagnes, — et quand elles s’en retournent en suivant le cours du fleuve, la blanche lune les reconduit. »


C’est au milieu de ces images légères, coquettes et froidement brillantes de clairs de lune, d’eaux miroitantes, de verdures naissantes que se joue la fantaisie de ces poètes. Ils rêvent aux âmes des fleurs défuntes et suivent d’un œil attristé les feuilles que le vent d’automne emporte dans le néant. Leur tendresse pieuse et amicale pour tous les jolis et fragiles objets de la nature est telle qu’on souhaiterait à la plupart d’entre eux la récompense que les dieux accordèrent autrefois à l’un de leurs pieux compatriotes dont M. Théodore Pavie a jadis traduit l’histoire. Toute la vie de ce singulier personnage avait été consacrée à la culture et à la contemplation extatique des pivoines. Il ne pouvait se lasser d’admirer leurs couleurs et de respirer leur arôme; la belle fleur avait été l’intermédiaire par lequel cette âme enfantine et poétique était entrée en relation avec l’infini. Aussi, touchés de tant de piété, les dieux lui accordèrent à sa mort d’être transformé en pivoine, béatitude tout à fait conforme au mérite de ses œuvres pieuses.

Les affections particulières du cœur que les poètes chinois expriment sont de même nature que ces fantaisies de leur imagination. Leur sentiment préféré, c’est le sentiment subtil par excellence, celui qui, par sa froideur et en quelque sorte par son absence de corps, se prête le mieux aux recherches de la délicatesse, celui qui convient et qui plaît avant tout autre aux cœurs lassés et endoloris, l’amitié. C’est, après le respect de la famille, celui des sentimens humains que la Chine a le mieux connu et le plus traditionnellement pratiqué. D’abord lien puissant de fraternité démocratique, de mutuelle protection et d’association morale, il s’est raffiné d’âge en âge et comme aminci, et dans les poètes de l’époque des Thang nous