Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 44.djvu/508

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

terrible, Mme de Prie, moins une femme qu’un gouffre sans fond.

Lui, il n’était qu’une bête de proie, un brutal chien de meute, violent, mais aveugle et borné. Il pouvait happer des morceaux, terres, pensions, mais il n’aurait pas su, je crois, faire si bien fonctionner la grande pompe de l’agiotage, qui le 18 septembre lui donna 8 millions, 20 en octobre, etc. C’est qu’il était alors mené par un esprit (vampire ? Harpie ?), un être fantastique, insatiablement avide et cruellement impitoyable, qui, six années durant, aspira notre sang.

Elle semblait née de la famine, des jeûnes que son père, le fournisseur Pléneuf, fit subir aux armées, aux hôpitaux. Déjà grande, elle eut pour éducation la ruine. Pléneuf, trop bien connu, se sauva à Turin. Sa mère, belle et galante, vivota d’une cour d’amans qui, n’étant pas jaloux, la partageaient en frères. On parvint à marier la fille à un homme qui prit pour dot l’ambassade de Turin, ambassade nécessiteuse où elle eut les souffrances du pauvre honteux qui doit représenter. Elle devint demi-italienne, grâce, finesse et séduction, — au dedans vrai caillou, l’âme d’un vieil usurier de Gênes.

Elle croyait, en rentrant, profiter d’abord sur sa mère, lui prendre par droit de jeunesse ses fructueux amans. Ils furent fidèles. La mère, beauté bourgeoise et bien moins fine, avait je ne sais quoi d’aimable qui retint. Cela aigrit la fille ; elle ne lui pardonna pas de rester belle et d’être aimée encore. Elle la cribla d’abord de dards vénéneux, de morsures de vipère ; et puis, comme elle n’en mourut pas, elle lui joua le tour, dès qu’elle fut puissante, de faire revenir son mari. Enfin elle lui tua ses amans un à un, travailla à la faire périr à coups d’aiguille.

L’avènement de Mme de Prie chez M. le Duc, c’est celui de la hausse. Jusque-là il avait pour maîtresse la Mancini (Nesle, née Mazarin) ; mais dans l’été Mme de Prie l’emporta décidément. Elle s’empara de lui juste au moment de la curée, la razzia d’août et septembre. Maîtresse alors et du duc et de tout, elle fait revenir son père, Pléneuf, donne à ce vieux voleur la caisse de la guerre, le profit de l’affaire d’Espagne[1].

Law craignait le vautour. — Il trouva l’araignée. — Mais qu’est-ce que le vautour, la bête qui n’a que bec et griffes, comparé aux puissances des affreuses araignées de mer, des suceurs formidables qui aspirent en faisant le vide, qui tirent parti de tout, qui des os extraient la moelle, et du craquant squelette savent encore se faire une proie ?

  1. Septembre-octobre 1719, manuscrit Buvat.