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régent lui parut trop plaisante. Il rit. Nos trois fous en furent quittes pour boire huit jours à la Bastille.

Le régent, ivre chaque soir, ne veut pas l’être seul. Il supprime la taxe du vin. Law se fait adorer. Il rembourse, bon gré, mal gré, chasse les inspecteurs du pain, du porc, de la marée, du bois et du charbon, etc., qui levaient de gros droits, Paris nage dans l’abondance des vivres, fait fête au cochon, au poisson. C’est alors que je vois un des agens de Law, la Chaumont, la grande hôtesse de la Bourse, recevoir chez elle, près de Paris, tout le peuple des agioteurs : prodigieux festins qui ne purent guère se faire que sous le ciel ! « Pour un seul jour, un bœuf, deux veaux et six moutons[1]. »

Où est Law pendant ce temps-là ? En suivant ses démarches dans le Journal de la Régence, on le trouve partout où il est inutile. Il va, vient, il s’agite. Est-il devenu fou ? Est-il un mannequin qu’on drape à la royale pour s’en servir et s’en moquer ? Il semble qu’il détourne les yeux de la scène de honte, d’effronté filoutage. Il ne voit pas la Bourse, il ne voit pas la banque. Distrait et ridicule, il semble l’arlequin de ce grand carnaval. Où est-il aux jours décisifs où le système proclamé va s’appliquer, sera une réalité ou une infâme illusion ? Il s’en va au Jardin des Plantes, à la Salpêtrière, et dit au directeur de ce grand hôpital : « Je vous donne un million. Cédez pour le Mississipi quelques centaines de vos filles ; je me charge de les doter. »

Chose grotesque ! les tout-puissans voleurs, princes et ducs, l’obligent, de minute en minute, d’acheter des fiefs, des terres titrées, ridicules inutiles à un homme de sa sorte, et cela à des prix insensés. Les millions lui coulent comme l’eau. Il est duc en Mercœur, il est duc en Mississipi, et en même temps il fait ici le prévôt des marchands, le lieutenant de police. Il a l’esprit aux vivres de Paris, ne songe à autre chose. Son cœur est à la viande, il ne dort pas de ce qu’elle est trop chère. Il convoque chez lui les bouchers et les gronde, a La viande à quatre sous ! dit-il, cela ne sera plus. Je me chargerai, moi, de la vendre à un autre prix ! »

Voilà un homme étrange. Si on le pousse un peu, il va se faire boucher. Cela manque à ses titres. Que lui sert d’être partout en France comte, duc, et que sais-je ? un vrai marquis de Carabas ? Pour honorer la Bourse, la réhabiliter et lui gagner le peuple, il faut qu’il soit roi de la halle.

Roi de tout, roi de rien, de vide et de risée !

  1. Manuscrit Buvat.