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aucune pensée d’avenir, et à défaut du mobile de l’intérêt personnel il n’y a ici, pour les forcer à faire tout au moins leur devoir, ni espoir de récompense, ni crainte de châtiment. Quand un pacha obtient de l’avancement, il est fort rare que ce soit pour avoir honnêtement et sagement gouverné sa province, et s’il est disgracié, ce ne sera presque jamais pour avoir trop durement pressuré ses administrés ; tout au plus sera-ce là un prétexte derrière lequel les gens avisés chercheront toujours quelque autre motif plus réel et moins avouable. Connaissant les habitudes du gouvernement impérial en cette matière, un pacha, s’il a une province pauvre, se hâtera d’en exprimer le peu d’argent qu’elle contient et de se faire nommer ailleurs ; s’il en a une riche, craignant toujours d’être déplacé d’un instant à l’autre, il s’empressera de tarir, par quelque absurde et énorme exaction, une des sources de cette richesse ; il tuera la poule aux œufs d’or. Peu lui importe : ce n’est pas pour lui qu’elle aurait pondu demain. Il suffit de quelques années de ce régime et de deux ou trois pachas un peu expéditifs : ici pour anéantir un commerce florissant ou lui faire prendre une autre route, hors des domaines du sultan ; là, pour étouffer une industrie déjà puissante, qui ne demandait qu’à se développer, pour appauvrir et dépeupler une contrée qu’un peu de temps auparavant on citait parmi les plus prospères. C’est ainsi que la Turquie n’a connu jusqu’à ce jour de la centralisation que ses vices et ses misères : ce régime n’y a racheté par aucun bienfait la rupture des traditions et des associations naturelles et historiques ; il n’a point donné aux provinces de la Turquie, comme aux peuples qui entrèrent dans l’empire romain ou aux groupes divers que s’assimila la monarchie française, pour prix du sacrifice de leur autonomie, l’ordre sévère sous une volonté puissante, sous une main ferme et justicière, ni cet immense développement de prospérité matérielle qu’a produit ailleurs l’unité administrative substituée, avec son action régulière et puissante, à la variété des souverainetés locales.

Se laissant emporter, au nom seul de centralisation, par un enthousiasme un peu naïf, l’opinion publique en Occident s’est, à ce qu’il me semble, trop hâtée d’applaudir à la prépondérance reconquise sous Mahmoud par le pouvoir central. Le rétablissement de l’unité aurait pu être un bien pour l’empire ; tout dépendait de la manière dont serait employée l’autorité ressaisie : or voici le troisième sultan sous lequel se poursuit l’expérience, et après avoir vu les choses de près, on peut hardiment affirmer que le résultat en est au moins douteux, et que les inconvéniens du nouveau régime en ont au moins balancé les avantages pour les provinces ainsi arrachées aux dynasties particulières, aux dérébeys ou princes des vallées.