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gynécée ou sortant voilées avec leurs servantes. Seuls, les hommes de leur famille pénètrent dans leur appartement. Avant le dîner, je demande à un domestique où est le tchorbadji, que je ne trouve pas dans le sélamlik. « Il est au harem, » me répond-il, absolument comme s’il se fût agi d’un bey turc. Après avoir bien fait, connaissance avec Hadji-Ohan, je lui reproche en plaisantant de ne pas nous présenter à la maîtresse du logis, et, comme il prend bien la chose, je lui exprime mon étonnemient de la persistance avec laquelle ils s’attachent aux coutumes turques, de leur opiniâtreté à ne point montrer leur femme, même à leurs amis, même à des chrétiens. « C’est notre habitude, réplique le vieillard, et je la trouve sage. À quoi cela peut-il servir que les autres voient ma femme ? C’est pour moi que je l’ai prise, c’est mon bien, ma propriété (benim mal). Vous autres, m’a-t-on dit, vous gâtez vos femmes ; la mienne est élevée de la bonne manière : quand j’entre dans le harem, elle vient me baiser la main ; puis elle se tient devant moi dans une attitude respectueuse, et n’ouvre la bouche que si je lui adresse la parole. »

Une jeune femme de Paris ne trouverait sans doute pas ce système de son goût, et tant de raideur nous effraie. Pourtant, derrière ces formes si austères et si différentes des nôtres, il y a, il est facile de s’en apercevoir, de tendres et profondes affections de famille. Nous engagions Hadji-Ohan à envoyer ses enfans en Europe, l’un au moins d’entre eux. Il comprend l’utilité d’un pareil voyage ; « mais leurs mères, dit-il, ne veulent pas se séparer d’eux : elles pleureraient tant que je n’ai pas le courage de leur infliger ce déchirement. — il faut laisser pleurer les femmes et faire de vos fils des hommes ; — Oui, mais si leur mère venait à mourir pendant qu’ils seraient là-bas, nous ne pourrions lui fermer les paupières, et ses yeux dans le tombeau resteraient ouverts du désir qu’elle aurait eu de revoir son enfant avant de mourir. » Nous lui parlons alors du plaisir que nous aurons à revoir les nôtres après une longue séparation, nous lui disons comment ce jour-là on pleurera de joie, comme on s’embrassera. « Nous, répond-il, nous nous embrassons tous les jours. » Ces pauvres raïas, les Arméniens surtout, se consolaient de leur nullité politique et des avanies des Turcs par les joies de l’intérieur et la vivacité passionnée qu’ils apportaient dans ces attachemens naturels. Ce sont là sans doute des sentimens ton-chans, mais qui contribuent, sous une pareille forme, à énerver encore cette race intéressante à tant d’égards ; sa virilité s’en trouve diminuée. Les Grecs, sans être moins sensibles aux tendresses filiales et paternelles, ont quelque chose de plus mâle : le chef et même la mère de famille comprennent leurs devoirs d’une manière