Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 44.djvu/595

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses deux corps de bâtiment bien séparés, les beaux tapis qui ornent la pièce principale du sélamlik, où nous nous installons, le konak du bey se distingue complètement des misérables huttes de terre qui forment le village ; il y a près de la porte un four où l’on cuit tous les jours, et où l’on donne deux ou trois pains à tout passant qui vient en demander ; la maison est pleine enfin de serviteurs sans fonctions bien déterminées qui vivent aux dépens du bey.

Tous ces gens-là depuis quelque temps ont fait bien maigre chère. Khalil-Bey, notre hôte, nous raconte les malheurs de sa maison et tout ce qu’a eu récemment à souffrir son frère aîné, Aslan-Bey, le chef de la famille, le véritable propriétaire de la demeure patrimoniale. Leur père, l’ancien officier de Tchapan-Oghlou, avait été mudir toute sa vie, et après lui cette dignité avait passé sans obstacle à Aslan-Bey ; mais celui-ci fit la sottise de se brouiller avec le pacha d’Angora, de qui dépend, par je ne sais quelle bizarrerie de délimitation administrative, un arrondissement situé aux portes mêmes d’Iusgat. Une question d’argent fut la cause bien naturelle de la rupture ; le pacha, frustré sans doute dans quelque spéculation dont il espérait de grands profits, fit bientôt sentir à Aslan-Bey les effets de sa colère. Sous prétexte qu’Aslan-Bey avait volé ses administrés, comme s’il y avait un mudir qui ne volât point, le pacha fit arrêter et conduire Aslan-Bey dans la prison d’Angora. Alors l’arrondissement où cette famille jouissait d’une considération et d’une influence héréditaires envoya au pacha d’Angora une députation pour lui déclarer qu’il était content de son ancien mudir, et qu’il n’en voulait point d’autre, sur quoi le pacha mit aussi en prison la députation. En même temps il nommait mudir un homme d’Angora, un étranger, qui fixa sa résidence à Songurlu, gros bourg rival de Boghaz-Keui, et qui accabla de réquisitions et de corvées tout son district, particulièrement les cantons où l’on avait témoigné le plus d’attachement à Aslan-Bey. Ainsi, à propos des maisons à construire pour les Tartares, il en a fait assigner à son caza (on appelle ainsi la circonscription administrative à la tête de laquelle se trouve un mudir) un nombre bien plus grand qu’il ne lui en revenait d’après le chiffre de sa population.

Un administrateur ne peut guère ici faire de bien à ses administrés ; il lui faut compter avec les appétits de ses supérieurs. S’il n’écorchait pas ses sujets pour faire au pacha de beaux cadeaux, il ne resterait pas longtemps en charge. Pour le mal au contraire, il a une puissance à peu près illimitée. Si les malheureux opprimés réclament auprès du pacha, il leur arrive ce qui est arrivé à la députation de Boghaz-Keui. S’ils s’adressent à une autorité plus élevée, ils ne sont pas mieux reçus. Du mudir au muchir, tous les fonctionnaires