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philosophes des nations m’ont enseigné que l’âme seule est digne d’admiration, que l’âme seule est grande. » Bon et tendre Pétrarque, élève de l’antiquité classique et de l’église catholique, tu luttes contre ton instinct de poète, tu n’oses jouir du magnifique spectacle qui se déploie devant tes yeux, tu crains d’entrer en communion avec le monde physique. Tu ouvres un livre, celui du père de l’ascétisme chrétien, pour refouler violemment les saintes émotions que la vue d’un grand paysage éveille en nous, pour fausser ton heureux naturel en l’étouffant sous une métaphysique religieuse qui ne saurait remplir ton cœur ni satisfaire ta raison. Cependant, en dépit de tes efforts, tu aimes et tu chantes Laure, Vaucluse, ses rochers, sa fontaine ; en dépit de saint Augustin, tu aimes et tu chantes l’immortelle nature ! Mais pour le moment c’est le mystique évêque d’Hippone qui l’emporte. « Satisfait d’avoir vu la montagne, ajoute tristement Pétrarque, je tournai mes regards en dedans, et je ne prononçai plus une parole jusqu’à ce que nous fussions arrivés en bas. À chaque pas je me disais : Si j’ai tant sué, si je me suis tant fatigué, pour que mon corps se rapprochât un peu du ciel, quelles épines, quel cachot, quelle croix pourraient effrayer mon âme s’élevant vers Dieu même ? » Abîmé dans ses méditations religieuses, Pétrarque revient le soir à Malaucène par un beau clair de lune, et il écrit cette lettre que j’ai abrégée. La postérité lui aurait volontiers fait grâce de ses dissertations philosophiques et de ses élans mystiques pour quelques traits comme ceux par lesquels Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et George Sand savent peindre un beau paysage et nous faire partager l’impression qu’il produit sur leur âme.

Dans les temps modernes, le Ventoux a été surtout visité par les botanistes. Gouan, Antoine-Laurent de Jussieu, Bentham, le célèbre agronome de Gasparin, qui habitait Orange, non loin du pied de la montagne, l’ont exploré tour à tour ; mais celui qui l’a principalement fait connaître, c’est un naturaliste d’Avignon, Esprit Requien. Pendant trente ans, il a parcouru la montagne dans toutes les saisons et dans tous les sens ; il a répandu dans les deux mondes, avec un zélé et une générosité sans égale, les plantes qu’il y recueillait. Les échantillons desséchés étaient conservés dans l’herbier qu’il a légué à sa ville natale. Les plantes vivantes étaient placées dans le jardin botanique créé par lui, les animaux déposés dans le musée zoologique également créé et classé par lui, et les fossiles venaient se ranger dans les collections géologiques. Que les naturalistes qui visitent Avignon ne s’enquièrent pas de ces richesses : le jardin botanique n’est plus qu’une avenue qui un jour les mènera en ligne droite du débarcadère du chemin de fer au centre de la ville. Déplacé une première fois, ce jardin en est à sa troisième migration.