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des accens pour prêcher aux nations une abnégation complaisante. Les plus fiers de leur temps et de leur pays demandent à l’un et à l’autre comme un sacrifice utile et facile l’abandon des institutions populaires. Dans l’intérêt même de ses progrès, ils conseillent à la société de se laisser mener et non de se conduire elle-même. Ils veulent être grands et ils ne savent pas être libres.

Un exemple historique s’est trouvé tout à souhait pour colorer, pour motiver cette transformation de l’ancien régime en démocratie administrative que l’on conseille à la nation française. On s’est rappelé que la république romaine était sortie de la tempête des guerres civiles en s’échouant sur l’écueil du despotisme, et, sans considérer si un tel événement faisait loi, si des antécédens tout différens devaient aboutir à une révolution identique, si une monarchie de plusieurs siècles devait absolument finir comme une république de plusieurs siècles, on n’a vu qu’une chose : c’est que Rome avait marché vers la démocratie, et que César s’était trouvé le chef de la démocratie ; d’où le gouvernement des césars, c’est-à-dire quatorze siècles de despotisme amenant les Goths à Rome et les Turcs à Constantinople. Et en effet il se peut que, si la démocratie se reconnaît ou se suppose inhabile à se gouverner, elle ait pour unique recours cette instabilité dans la tyrannie, cette perpétuité de révolutions sans délivrance, qu’on appelle par décence le gouvernement des césars. On sait que la conclusion du grand ouvrage de Tocqueville avait été déjà cette alternative posée à la démocratie : la liberté ou les césars ; mais Tocqueville souscrivait à cette alternative avec une douleur profonde, et c’est à ceux qui l’accepteraient sans regret, ou plutôt à ceux qui opteraient pour les césars, que nous avons à dire un mot.

Je voudrais me détacher autant que possible des opinions bien connues qui me séparent des théories dictatoriales de gouvernement pour représenter celles-ci avec une impartiale fidélité, pour en dégager l’analyse de tout blessant souvenir, de toute pensée amère qui pût donner à la vérité l’air de l’injustice. Ceux-là mis à part qu’une certaine bassesse d’âme prosterne naturellement aux pieds de la force, il faudrait beaucoup de misanthropie et d’aveuglement pour ignorer que, dans une société bouleversée par de fréquens orages, il peut, il doit naître chez beaucoup d’honnêtes gens une partialité désintéressée pour le pouvoir absolu. Ceux qui ont confiné leur vie dans le cercle des intérêts civils et des sentimens privés tendent à l’indifférence politique, et, pour peu que les événemens aient paru menaçans, cette indifférence se change inévitablement en un optimisme gouvernemental qui voit dans le pouvoir, quel qu’il soit, le sauveur de la société, et fait de la mesure de sa force la mesure de la sécurité publique. Ce n’est pas une disposition nouvelle