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d’affranchissement ; mais leurs propositions n’avaient pas abouti. La plupart des représentans et des sénateurs savaient aussi que tôt ou tard ils seraient obligés de s’en prendre à cette cause fatale de la rebellion, et pourtant ils n’osaient toucher à la propriété sacrée du planteur. On eût dit qu’ils craignaient de réveiller dans les salles du Capitole l’écho de ces voix tonnantes qui célébraient naguère les louanges de l’esclavage et le mettaient hardiment sous la sanction de Dieu lui-même !

Ce fut au président que revint l’honneur de proposer une première mesure d’émancipation, suffisante à elle seule pour amener l’extinction de la servitude dans l’Amérique entière. Le message de M. Lincoln, soumis au congrès de 1862 vers le commencement de la session, était complètement inattendu, et il produisit une véritable commotion, semblable à un choc électrique. Cependant les propositions de ce message étaient parfaitement constitutionnelles et n’empiétaient en aucune manière sur les droits reconnus des législatures locales. Le président demandait simplement aux représentans de la nation de voter des fonds pour venir en aide aux états qui voudraient émanciper leurs nègres en indemnisant les propriétaires. Choisissant la politique la plus habile, qui consiste à dire sa pensée avec une entière sincérité, il suppliait les états à esclaves restés fidèles de vouloir bien accepter le plan de rachat, et ne leur cachait point qu’il voulait ainsi déplacer leurs intérêts et les détourner de toute pensée d’alliance avec la confédération du sud. Puis, abordant la question financière, il constatait que les dépenses courantes, employées maintenant à verser le sang, suffiraient pour racheter en peu d’années les nègres de toute la confédération américaine. Enfin il se permettait une allusion discrète au droit qu’il possédait d’abolir purement et simplement l’esclavage et rappelait aux séparatistes que, l’Union devant être reconstruite à tout prix, la guerre continuerait indéfiniment, et pourrait amener avec elle bien des « incidens imprévus ». M. Lincoln s’était exprimé dans un langage d’une grande modération et avec un « profond sentiment de la responsabilité qu’il encourait devant son Dieu et devant son pays ; » néanmoins son message, écouté comme une prophétie, ouvrait sur l’avenir une perspective immense. Tous sentirent que c’était bien là le premier coup de hache porté à la racine de l’arbre qui avait si longtemps couvert l’Amérique de son ombre fatale.

La proposition du président fut vivement appuyée par le congrès, et parmi les votes approbatifs on remarqua principalement ceux de plusieurs représentans des états du centre. Après avoir ainsi adressé un conseil au peuple américain et voté le principe de l’émancipation par la voie du rachat, le congrès n’avait plus à intervenir et devait