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« O Moïse ! descends ! — descends au loin de la terre d’Égypte, — et dis au roi Pharaon : — « Laisse aller mon peuple ! » - et toi, recule, — recule, — et laisse aller mon peuple !

« Pharaon se met en travers de la route, — Laisse aller mon peuple ! — Pharaon et ses armées s’engloutissent.- Laisse aller mon peuple ! — Tu peux me retenir ici ; — mais là-haut tu ne peux rien sur moi. — Laisse aller mon peuple !

« O Moïse ! étends ta main sur les eaux ! — Laisse aller mon peuple ! — Et ne va pas te perdre dans le désert ! — Laisse aller mon peuple ! — Il en est un qui siège en haut dans les cieux, — et qui répond à mes pières ; — « Laisse aller mon peuple ! »


Dans la grande et pénible attente de leur exode futur, les esclaves n’avaient contre la tyrannie d’autres ressources que la fuite. Après le commencement de la guerre, ceux qui avaient le courage de recourir à l’évasion et de quitter leurs familles pour s’exposer à la faim, au froid et à toutes les horreurs d’une chasse dont ils étaient eux-mêmes le gibier, avaient de plus qu’autrefois l’espoir de gagner peut-être les lignes fédérales ; mais ils n’étaient pas accueillis partout avec la même libéralité que dans les villes du Kansas et l’archipel de Beaufort. Plusieurs milliers d’entre eux étaient rendus gratuitement à leurs maîtres ou troqués contre des balles de coton, ou bien abandonnés à leur malheureux sort lorsque l’armée exécutait un mouvement d’attaque ou de retraite. Les noirs avaient été si souvent trompés dans leur confiance, qu’ils osaient à peine croire aux rumeurs de liberté qui leur parvenaient sourdement. Enfin la proclamation présidentielle qui les déclarait tous libres vint dissiper leurs doutes. Quelques jours après avoir été lancée, cette proclamation était déjà connue et répétée de bouche en bouche dans les lointaines plantations du Texas et de l’Alabama : tous les nègres la savaient par cœur. C’est merveille que la rapidité avec laquelle les populations esclaves sont instruites de ce qui les intéresse. En pénétrant dans la Floride avec la première compagnie fédérale, un missionnaire du nord pria une jeune négresse de chanter. Aussitôt elle entonna l’hymne de John Brown, et toutes ses compagnes unirent leurs voix à la sienne. Ainsi, dans l’espace de quelques semaines, ce chant de liberté avait déjà retenti sur toutes les plantations du sud, depuis le Kansas jusqu’au détroit des Bahamas.

Tous les esclaves américains, pénétrés de cette foi naïve qui leur fait appliquer à leur propre destinée les récits du Pentateuque consacrés au peuple juif, ont accueilli la proclamation du président comme la parole d’un autre Josué annonçant la découverte d’une terre promise[1]. Cette parole libératrice, qu’ils ont entendue par je ne

  1. Par une coïncidence remarquable, une prophétie qui depuis longtemps avait grand cours dans le sud fixait l’ère de la liberté à l’année 1862.