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nord justifieraient le nom de copperheads ou de serpens mocassins qu’ils se sont donnés sans pudeur, quand même ils réussiraient traîtreusement à déterminer une scission temporaire de quelques états du nord-ouest, le grand ennemi, c’est-à-dire l’esclavage, n’en serait pas moins obligé de reculer devant le travail libre. Les rudes pionniers des campagnes de l’Illinois et des états limitrophes ont encore plus d’intérêt que les industriels de l’est à ne pas souffrir la concurrence des planteurs, et, quelles que soient les péripéties de la guerre civile, la lutte entre les principes ennemis ne peut avoir qu’une issue fatale aux propriétaires d’esclaves. Même le danger sera d’autant plus grand pour ceux-ci qu’ils résisteront plus longtemps. Abrutis par la servitude et la superstition, les nègres américains ne se sont point encore révoltés, et la ferme espérance qu’ils ont de recevoir bientôt leur liberté contribue à leur faire prendre leur infortune en patience ; mais si le triomphe momentané du sud enlevait aux esclaves la confiance dans l’avenir, si leur chaîne, maintenant allégée, devenait plus lourde à porter, peut-on supposer qu’ils acceptassent sans résistance une servitude sans espoir, « cette autre forme de la mort ? » Il ne faut point l’oublier, les massacres de Saint-Domingue eurent lieu lorsque les noirs, affranchis déjà depuis près de dix années, reçurent l’ordre d’abdiquer le titre de citoyens et de reprendre leurs anciens travaux comme bêtes de labour.

Ainsi, vainqueurs ou vaincus, les esclavagistes ont également à redouter les résultats de la guerre. La paix même serait pleine de dangers pour eux, car ele accroîtrait les ressources du nord beaucoup plus rapidement que celles du sud, et hâterait la colonisation des territoires libres. Du reste, telle est la supériorité des états restés fidèles à l’Union qu’ils peuvent mener de front la guerre et les arts de la paix, et menacer ainsi doublement la confédération séparatiste. Le Kansas, le Dacotah, l’Utah, le Nevada, toutes les contrées du far west se peuplent de pionniers et rattachent la Californie aux régions centrales de la république par une série de campemens et de villages. Le territoire du Colorado compte aujourd’hui 75,000 habitans, et cependant il y a quatre années à peine que Denver, sa capitale, a été fondée par trente abolitionistes, envoyés précédemment dans le Kansas pour s’y établir avant tous les autres colons et y défendre la liberté du sol. L’arrivée constante d’émigrans étrangers que la guerre n’a point effrayés[1], surtout l’augmentation naturelle de la population du nord, qu’on ne saurait évaluer

  1. Pendant l’année 1862, plus de 114,000 personnes ont débarqué dans les ports des États-Unis, et sur ce nombre 76,306 appartenaient à la classe des émigrans. En outre la république américaine a gagné 7,290 habitants par ses échanges de colons avec le Canada.