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sort jamais une voix saine, mais dans les rangs du peuple et dans une société d’orphéonistes. En effet, M. Villaret, qui a débuté dans Guillaume Tell le 21 mars, vient de la ville d’Avignon, où il exerçait la profession de brasseur. M. Poultier était tonnelier, et M. Gueymard, si je ne me trompe, garçon de ferme ou d’écurie. M. Villaret faisait partie d’une société chorale de la ville ; sa voix, ses dispositions pour la musique et pour le chant furent remarquées par le directeur de cette société, M. Brun, qui s’intéressa à ce pauvre ouvrier, et lui donna les premiers et bons conseils. On assure que M. Nogent Saint-Laurens, se trouvant à Avignon, eut l’occasion d’entendre M. Villaret dans je ne sais trop quelle fête publique, et qu’il fut si frappé de la beauté de sa voix qu’il en par la à M. le directeur de l’Opéra. M. Villaret fut mandé à Paris, et, après examen de sa voix, il fut engagé au grand théâtre pour trois ans. Après six mois d’études sous la direction d’un maître de chant attaché à l’Opéra, M. Vauthrot, on jugea que M. Villaret pouvait se risquer à paraître devant le public de Paris dans le rôle important d’Arnold. Tels sont les antécédens de M. Villaret, qui est un homme de trente et quelques années. Il est grand, d’une taille bien prise et d’une figure mâle. Sa voix a l’étendue et le timbre d’un beau et vrai ténor, c’est-à-dire qu’il possède huit notes, du la du médium à l’octave supérieure, d’une sonorité égale et charmante. M. Villaret peut au besoin monter jusqu’à l’ut et descendre jusqu’au assez aisément. Il chante avec modération, avec goût, et sans jamais forcer son organe de manière à en altérer le timbre, défaut énorme dont sont affectés aujourd’hui tous ces forcenés qu’on qualifie de chanteurs dramatiques. Il a dit avec sentiment la phrase délicieuse du duo avec Guillaume, — O Mathilde, idole démon âme ! — et n’a pas été moins heureux dans le duo avec Mathilde ; enfin, dans l’incomparable trio du second acte et dans l’air fameux du quatrième, — Asile héréditaire, — M. Villaret a soutenu la bonne impression qu’il avait produite dès son entrée en scène. Le public et la presse en général ont accueilli le nouveau ténor avec un chaleureux empressement. C’est en effet une bonne fortune que l’apparition de M. Villaret sur la scène de l’Opéra, où il pourra rendre de grands services en ramenant au répertoire de beaux chefs-d’œuvre délaissés. M. Villaret, qui paraît être une nature droite et simple, qui a une organisation saine et peut-être un peu froide, se préservera mieux qu’un autre de la folie endémique des chanteurs de ce temps, qui tous confondent l’art de chanter et de charmer l’oreille avec le plaisir de hurler et de soulever les clameurs de cette plèbe qui domine dans les bas-fonds de tous les théâtres lyriques, Je ne puis m’accoutumer à voir ce groupe de mercenaires, cette ignoble institution de la claque) puisqu’il faut la nommer par son nom, interrompre brusquement une belle phrase -une scène touchante par des applaudissemens frénétiques qui empêchent l’émotion sincère de se former dans le cœur du spectateur, et qui lui communiquent une sorte de fièvre nerveuse dont il ne peut se défendre. Il résulte de ce manège, de ce fracas d’applaudisseurs salariés, que le public reste passif, et qu’il n’exerce que bien rarement le droit qu’il a d’avoir une opinion sur l’œuvre et sur l’artiste qu’il écoute. Tout est organisé dans les théâtres et ailleurs pour le triomphe du mensonge, et la vérité est aussi mal venue que ceux qui l’aiment et qui la défendent à leurs risques et