Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 44.djvu/840

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des solitudes si sauvages et si écartées, qu’il reste plusieurs semaines sans voir personne. C’est ainsi que dans le Berner-Oberland, au pied de l’Eiger, il est une alpe si éloignée de la vallée de Grindelwald, que les deux bergers qui y résident demeurent pendant -deux mois complètement isolés, sans autre visite que celle des intrépides touristes qui tentent par les glaciers le difficile passage du Straleck. Dans certains endroits, les moutons sont entièrement abandonnés à eux-mêmes, comme par exemple dans la vallée de Zermatt et au-dessus des grands glaciers d’Aletsch. Ils vivent là pour ainsi dire à l’état sauvage ; seulement un berger va de temps en temps leur porter le sel dont ils ont besoin. Parmi les pâturages à moutons, quelques-uns sont si étendus qu’ils nourrissent plusieurs milliers de ces animaux. Le Gaulischaafberg, dans l’Urbachthal, peut donner l’idée de ce genre d’alpages. Le mouton est, comme on le voit, l’objet de peu de soins en Suisse : aussi les races ovines ne présentent-elles rien de remarquable. Elles livrent une bonne viande de boucherie et une laine grossière. On a essayé de les améliorer par le croisement avec des races étrangères, mais il paraît que les rudes épreuves auxquelles ces animaux sont soumis dans les alpes ont fait échouer les tentatives commencées. La vallée de Frutigen, dans le canton de Berne, fait exception au reste de la Suisse, car on y soigne particulièrement l’élevage des bêtes à laine, qui appartiennent à une race spéciale très estimée, et dont les toisons servent à faire sur place une sorte d’étoffe destinée aux jupons des paysannes. La race ovine compte en tout environ 400,000 têtes.

Généralement l’étendue des hauts pâturages est proportionnée à celle des prés inférieurs. Pourtant dans quelques districts, notamment dans le canton des Grisons, il n’en est pas ainsi. Dans la partie supérieure du pays, le fond des vallées est très resserré, et les croupes des montagnes au contraire sont très étendues ; par suite, les habitans, qui récoltent peu de foin, ne peuvent nourrir l’hiver assez de moutons pour profiter utilement durant l’été de tous les herbages des hauteurs : afin d’en tirer parti, ils les louent à des bergers lombards de la province de Bergame, qui amènent leurs troupeaux sur les alpes de la Suisse. C’est une singulière rencontre dans les paysages si pittoresques de l’Engadine ou du Rheinwald que celle de ces Bergamasques au teint brun, aux longs cheveux noirs bouclés, au chapeau calabrais, avec leurs grands moutons à oreilles pendantes et leur mulet portant tout leur mobilier. On dirait des brigands siciliens transportés au milieu des glaciers du nord, et cependant ils sont doux, probes et industrieux ; ils font d’excellent fromage, et au retour, vers la mi-septembre, ils vendent les toisons à Borgofesio, où se tient un marché de laine important. On estime